Un rayon de fruits et légumes au Magasin Général d’Hochlag (EMM/Sophie Gauthier)

MOMENTS DIFFICILES POUR LES PETITS COMMERCES ET LES ORGANISMES ALIMENTAIRES DANS L’EST

Les effets postpandémiques, combinés à la précarité économique qui continue d’imposer un frein aux dépenses d’une bonne partie de la population, semblent se répercuter vivement dans l’est de Montréal depuis quelques mois. Les petits commerçants de quartier œuvrant dans le secteur alimentaire y goûtent particulièrement, sans mauvais jeu de mots, alors que la plupart des organismes d’aide alimentaire sont à bout de ressources. Et c’est sans parler du cas des restaurateurs…

Plusieurs fermetures récentes de petites entreprises sur le territoire, même issues de l’économie sociale, confirment malheureusement la situation. C’est le cas du traiteur bien connu dans le secteur événementiel Bernard & Fils, qui était situé rue Sainte-Catherine dans Hochelaga. Il a déposé les armes il y a quelques semaines. Tout comme la ferme urbaine Ôplant, dont les serres spécialisées en micro-pousses étaient situées rue de Marseille, juste derrière le siège social montréalais de La Vie en Rose. La chaine de boutiques alimentaires Val-Mont, qui avait tenté l’aventure rue Ontario, aussi dans Hochelaga, n’a pas fait long feu sur cette artère ayant fermé rapidement son commerce il y a quelques mois. Toujours rue Ontario, l’Anticafé Hochelaga-Maisonneuve a annoncé qu’il tirait sa révérence à la fin de l’été. Et plus récemment, une institution de Montréal-Nord, la Charcuterie Noël, a annoncé la fermeture du commerce après 45 ans d’activités.

D’autres exemples auraient pu être cités ici. Mais ce qui démontre également que la situation n’est pas rose dans ce secteur d’activités, c’est le refus de plusieurs acteurs du milieu de parler aux médias à propos de cette période difficile. EST MÉDIA Montréal a contacté de nombreux joueurs depuis des semaines. Néanmoins, très peu ont accepté de parler ouvertement (propriétaires de commerce ou d’organismes, SDC ou PME MTL, par exemple).

Pour le commerce de détail, ce qui revient toutefois fréquemment sur le tapis pour expliquer la situation serait la difficulté pour les petits joueurs de faire face à la compétition des grandes bannières d’alimentation, surtout celles reconnues pour leurs bas prix, telles Maxi ou Super C. Le facteur des loyers commerciaux, de plus en plus chers, l’augmentation des salaires des employés et l’inflation en général viendraient également gruger la petite marge de manœuvre des commerçants de quartier. Évidemment, la précarité économique fait en sorte que les consommateurs cherchent à payer le moins cher possible et coupent dans les produits communément perçus comme « plus luxueux », dont les marges de profit sont intéressantes et qui sont souvent disponibles dans les commerces de quartier. Nous reviendrons par ailleurs sur ce sujet fort révélateur un peu plus bas.

Pour les organismes en alimentation, surtout ceux qui offrent des services payants, ils subissent aussi les contrecoups du resserrement économique, même si justement leur objectif est de donner accès à une alimentation à moindre coût.

L’autoproduction à la rescousse de la CCHM

La Cuisine Collective Hochelaga-Maisonneuve (CCHM) est un organisme d’aide alimentaire aux multiples facettes qui offre plusieurs services dans l’est de Montréal : traiteur, paniers de saison, distribution de denrées aux organismes, plats cuisinés et cafétéria. Elle s’est même lancées récemment dans, entre autres, la production maraîchère sur des terrains de grandes entreprises comme la Société des alcools du Québec (SAQ) et Scientific Games; elle génère ainsi annuellement des dizaines de tonnes de produits frais.

Si l’organisme tire bien son épingle du jeu actuellement, c’est en partie grâce à son modèle d’affaires circulaire. « L’approche de notre ferme, qui est d’offrir un prix standardisé tout au long de l’année, nous a permis de ne pas prendre la claque de la fluctuation du marché, du moins pour la portion légumes qui représente une partie de nos besoins. C’est un volet tout de même important de nos dépenses dans plusieurs de nos activités comme la vente de produits aux restaurateurs, aux cafétérias d’entreprises, dans notre service de traiteur, l’opération de la cafétéria de la CSN [Confédération des syndicats nationaux], nos abonnements de paniers de saison, notre service de plats cuisinés, etc. Ça nous aide aussi à maintenir notre capacité de donation aux organismes alimentaires de l’est de Montréal », explique Benoist de Peyrelongue, entrepreneur social et directeur général de la CCHM.

Benoist de Peyrelongue (à gauche) en compagnie d’un employé de la CCHM à la station de lavage des légumes récoltés par la ferme urbaine de l’organisme (EMM)

La CCHM va donc plutôt bien ces jours-ci « mais il faut être prudent parce que l’écosystème est fragile autour », ajoute le gestionnaire. Il faut aussi que l’organisme s’adapte à de nouvelles réalités rapidement et trouve des solutions pour combler le manque à gagner dans certaines de ses divisions. Le service de traiteur, par exemple, continue de subir les changements dans l’organisation du travail engendrés par la pandémie. « Beaucoup moins de monde dans les bureaux, jumelé à des réunions, des grandes assemblées et même des événements qui se font toujours en mode virtuel, eh bien, c’est une bonne partie du chiffre d’affaires traditionnel qui s’envole pour les traiteurs. Il a fallu revoir certaines choses, c’est sûr », exprime Benoist de Peyrelongue.

La conjoncture économique actuelle fait en sorte que « tout le monde est attaqué en ce moment sur sa capacité budgétaire », croit le dirigeant de la CCHM. « Nous, on le vit avec nos fournisseurs, comme tout le monde. Mais heureusement, nous pouvons compter sur de bons appuis au niveau de l’approvisionnement alimentaire via notamment Mayrand, et du propriétaire du 5600, Hochelaga où logent nos locaux. Ça fait aussi partie des raisons pour lesquelles notre organisme s’en sort peut-être mieux que d’autres en ce moment. » Toujours selon M. De Peyrelongue, l’évolution des salaires doit aussi être considérée dans les coûts d’opération à la hausse, alors que les subventions ne suivraient pas le rythme pour les organismes communautaires qui doivent éponger aussi cette nouvelle dépense.

Au-delà des obstacles déjà mentionnés, qui sont loin d’être négligeables, qu’est-ce qui explique la difficulté actuelle des entrepreneurs, sociaux ou privés, à lancer des projets innovants en alimentation de proximité, ou tout simplement à garder la tête hors de l’eau pour certains? Le directeur général de la CCHM y va d’une analyse intéressante. « La résultante de la pandémie fait que les gens sont arrivés dans un contexte de relance déjà fatigués. Se redéployer, assumer le volet entrepreneurial, le tout en étant souvent endettés par les programmes d’aide mis en place pendant la pandémie, je crois que ça été trop difficile pour plusieurs qui n’avaient plus l’énergie pour continuer et rebondir. La fatigue humaine est aussi associée à la fatigue économique que l’on connaît aujourd’hui, selon moi », affirme Benoist de Peyrelongue.

Pour le moment, les entreprises collectives, comme la CCHM, gagneraient à échanger entre elles et à partager leur savoir afin de trouver ensemble des pistes de solution, surtout dans le secteur névralgique de l’aide alimentaire, croit M. De Peyrelongue. Ce dernier ajoute que « notre souveraineté alimentaire passe par une économie de production et d’approvisionnement qui doit être mieux soutenue au niveau des gouvernements. On ne peut pas laisser actuellement les fermiers, les producteurs se casser la gueule. Il faut les soutenir, les amener à rebondir, et aller plus loin pour assurer notre productivité alimentaire, c’est fondamental. » Pour revenir particulièrement aux organismes communautaires en alimentation, et ceux en général, indique Benoist de Peyrelongue, ce qui aiderait grandement serait de connaître les orientations des différents paliers de gouvernement sur une plus longue période et sur différents enjeux de société, et l’implication des deniers publics que cela implique. « C’est quoi, le plan de match du fédéral, du provincial et du municipal en alimentation, pour les 10 prochaines années? C’est difficile de le savoir, notamment parce que les partis au pouvoir changent. Mais pour une entreprise, même d’économie sociale, il faut qu’on le sache! C’est insécurisant de devoir se repenser constamment en fonction de l’évolution politique. C’est un aspect qu’on ignore malheureusement trop facilement, alors que ça ne devrait pas car c’est lourd de conséquence pour les organismes », dit-il.

Les grands dans la cour des petits

Le commerce de détail est en pleine transformation depuis l’explosion de l’achat en ligne, et les effets de la pandémie n’ont fait qu’accentuer le phénomène. En ce qui concerne les commerces de quartier œuvrant dans le secteur alimentaire, nonobstant la hausse des loyers et des salaires ainsi que l’inflation qui touchent à peu près toute la communauté d’affaires, c’est l’expansion de services et de produits des grandes bannières qui semblent vouloir mettre le dernier clou dans le cercueil de plusieurs boutiques de proximité.

C’est principalement cette raison qu’a invoqué le propriétaire de la Charcuterie Noël, à Montréal-Nord, pour expliquer la fermeture du commerce familial implanté dans ce quartier depuis plus de quatre décennies. Avec un pouvoir d’achat considérablement diminué, sa clientèle s’est tournée vers les bannières à rabais comme Maxi et Super C, qui offrent des prix qu’aucun commerçant indépendant ne peut égaler, sauf à perte.

En plus de ce phénomène cyclique qui revient hanter les petits joueurs à chaque période économique difficile, une nouvelle donne vient depuis quelque temps changer les règles du jeu. C’est la mainmise des grandes bannières sur les produits et services autrefois assurés plutôt par des commerçants de quartier ou des boutiques spécialisées. « Ce qui se passe en ce moment, c’est une cannibalisation des grandes bannières d’alimentation comme Metro et IGA aux dépens des épiceries fines et des commerçants de quartier », affirme Joanne Paiement, propriétaire de la boutique Huile & Vinaigre dans le Vieux-Pointe-aux-Trembles.

Joanne Paiement, propriétaire de la boutique Huile & Vinaigre dans le Vieux-Pointe-aux-Trembles (Archives EMM)

Pour Mme Paiement, les nouvelles sections de produits fins ou spécialisés qui ne cessent de croître dans les grandes chaînes, parfois sous les couleurs d’autres bannières comme Rachelle Béry par exemple, mènent la vie dure aux commerces de proximité en alimentation. « Ils finissent par vendre les mêmes produits que nous, alors qu’on s’esquinte à trouver sur le marché des produits particuliers, souvent confectionnés par de petits artisans et dont on est fier. Ça demande énormément d’efforts, de faire connaître et de vendre ces produits-là. Si, au final, c’est pour que ça se retrouve chez Metro, moins cher, qu’est-ce qu’il nous reste? », avance Mme Paiement.

La propriétaire du commerce bien connu à Pointe-aux-Trembles fait le même parallèle avec les services de traiteur qui font face à une nouvelle compétition des chaînes d’alimentation. « Les plats préparés, qui sont maintenant offerts en quantité et à moindre coût par les grandes chaînes, font extrêmement mal aux traiteurs, mais on n’en parle pas. Malheureusement, ça vient aussi détériorer la qualité de l’offre alimentaire en général, selon moi », ajoute Joanne Paiement.

Propriétaire du bâtiment qui abrite la boutique Huile & Vinaigre, l’entrepreneure est d’avis qu’il est aujourd’hui très difficile de se lancer en affaires avec une boutique spécialisée comme la sienne. « Avec le coût des loyers actuellement, entre autres choses, je ne vois pas comment mon commerce pourrait être viable si je n’étais pas aussi propriétaire de mon local. Et avec le coût de l’immobilier aujourd’hui, imaginez un jeune qui voudrait se partir en affaires avec une épicerie fine! Si tu veux faire du détail en 2024 et être l’intermédiaire entre ton client et le producteur, tu es mieux d’avoir une santé de fer… », conclut-elle.