Un cerf de Virginie (Wikimedia Commons)

CERFS À LA POINTE-AUX-PRAIRIES : LA LOI DU SILENCE RÈGNE À LA VILLE

Beaucoup de questions restent encore en suspens concernant la gestion animalière des cerfs à Montréal, notamment dans le parc-nature de la Pointe-aux-Prairies où ils sont nombreux. Malgré le fait qu’un rapport commandé par le Service des grands parcs, du Mont-Royal et des sports de la Ville de Montréal ait été publié il y a près de deux ans, une stratégie pour encadrer le cheptel tarde toujours à être adoptée.

« Attention, ce soir j’ai évité un gros chevreuil qui traversait la rue Sherbrooke près du parc-nature, et deux petits étaient sur le bord de la Rivière-des-Prairies lorsque je suis revenue par le boulevard Gouin », commentait dernièrement une internaute sur les réseaux sociaux. Plusieurs autres résidents ont eux aussi fait part de leurs rencontres avec les cerfs sur les voies avoisinantes du parc-nature, ce genre d’incident se répétant souvent dans le secteur.

Rien d’étonnant là, selon Jean-Pierre Tremblay, professeur titulaire au département de biologie de l’Université Laval. « On le sait très bien, la population de cerfs dans l’est de l’île continue d’augmenter », souligne-t-il. L’expert a participé à la rédaction d’un rapport commandé par la Ville, déposé en 2021, au sujet des cerfs de Virginie dans l’est de Montréal. Or, depuis la publication de ce document, peu d’informations ont été partagées par la Ville au sujet des cerfs et la politique à cet égard demeure floue.

Entrevues refusées

EST MÉDIA Montréal a contacté à plusieurs reprises la Ville ainsi que l’arrondissement de Rivière-des-Prairies–Pointe-aux-Trembles pour obtenir des données et réaliser des entrevues à propos de cet enjeu, mais la plupart des requêtes effectuées par notre journaliste n’ont pas abouties. Qui plus est, l’équipe de Caroline Bourgeois, mairesse de l’arrondissement dans lequel se trouve le parc-nature et responsable du Service des grands parcs au comité exécutif de la Ville de Montréal, a refusé nos demandes d’entrevues. On affirme attendre le dépôt d’un nouveau rapport avant d’accepter de commenter le dossier.

Dans un courriel envoyé par les communications de la Ville de Montréal le 27 janvier dernier, on indique que « la présence de cerfs de Virginie sur notre territoire est une situation complexe que nous abordons avec beaucoup de sérieux. Au printemps 2022, le Service des grands parcs a d’ailleurs mis en place un comité de travail constitué d’experts du cerf de Virginie pour élaborer un plan d’intervention. Ce document, qui inclura les actions à mettre en place ainsi que les échéanciers, est toujours en cours d’élaboration ».

Toutefois, lorsque notre journaliste a demandé à connaître le nom des membres siégeant à ce comité de travail ainsi qu’une entrevue avec l’un d’eux, le service des communications a indiqué « qu’il ne sera malheureusement pas possible d’obtenir une entrevue avec les membres du comité d’experts du cerf de Virginie ». La Ville a ensuite invité EST MÉDIA Montréal à lui faire parvenir toutes autres questions additionnelles au sujet des cerfs sur son territoire. Notre journaliste a envoyé une série de questions le 9 février dernier, mais au moment d’écrire ces lignes, celles-ci sont restées lettre morte.

La seule mesure d’intervention entreprise par la Ville auprès des cerfs dont nous avons eu la confirmation concerne la mise en place ponctuelle de protection de la végétation, par l’entremise de clôtures, lorsque des plantations sont effectuées dans le parc-nature.

À la suite d’une question soumise par un citoyen lors de la séance du conseil municipal du 25 avril 2022, Mme Bourgeois indiquait que son administration n’était « qu’au tout début du processus, car il y a un comité technique et scientifique qui va débuter ses travaux et présenter un plan d’action pour lutter contre la surpopulation de cerfs ».

« Toute action qui se retrouvera dans ce plan d’action devra être entérinée par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec lorsqu’elle touche directement l’animal. Donc, ce sont ces travaux qui vont se poursuivre au cours des prochains mois », a ajouté l’élue responsable des grands parcs.

La Ville n’a pas donné d’échéancier à EST MÉDIA Montréal quant à la date de dépôt de ce plan d’action.

Des rapports, des comités et des recommandations censurées

En mars 2021, le Service des grands parcs a reçu un rapport qu’il avait commandé auprès du Centre d’étude de la forêt, composé d’un groupe de chercheurs provenant de 11 universités québécoises, à propos de la situation du cerf de Virginie dans l’est de Montréal. Ce document fait état des populations de cerfs dans ce secteur, des méthodes de contrôle des cheptels existantes et de leur impact en milieu urbain. Le rapport se termine sur une série de recommandations détaillées sur dix pages. Or, le document rendu accessible sur le portail des données ouvertes de la Ville ne révèle pas quelles sont ces recommandations, puisque ces dernières pages sont entièrement caviardées.

Les recommandations quant à la gestion des bêtes dans le rapport concernant les cerfs de la Pointe-aux-Prairies ont été caviardées. Photo: Portail des données ouvertes de la Ville de Montréal.

Dans de précédents articles, le quotidien Le Devoir ainsi que Radio-Canada dévoilaient que le groupe de scientifiques avait recommandé que l’on abatte une cinquantaine de bêtes sur les 64 dénombrées lors d’un inventaire aérien effectué en mars 2021. Les cerfs étaient alors en surpopulation dans le parc-nature de la Pointe-aux-Prairies. À la suite de ces révélations, la mairesse de Montréal a indiqué au quotidien Métro, en mars 2021, que son administration ne procéderait pas à l’abattage des cerfs. Il a été impossible de confirmer auprès de la Ville le contenu des recommandations du rapport malgré le fait que celui-ci ait été publié il y a déjà deux ans, ni de savoir si elle avait reconsidéré la position de la mairesse depuis.

Cependant, EST MÉDIA Montréal a pu en apprendre davantage au sujet du comité de travail chargé de proposer un plan d’intervention en discutant avec M. Tremblay, qui a confirmé y siéger. Selon le biologiste, le groupe d’experts a été peu actif depuis sa création il y a près d’un an et en est « encore à l’étape d’évaluation de la situation ».

La gestion du cerf, un dossier délicat

Selon M. Tremblay, le cerf de Virginie peut générer plusieurs effets néfastes dans les parcs urbains, principalement au niveau de la flore. « Avec l’agrile du frêne qui s’attaque aux arbres et le cerf qui préfère manger les espèces végétales plus jeunes, cela empêche la régénération des sous-bois et entraîne une conversion des écosystèmes », explique le biologiste. En effet, la présence de l’agrile du frêne et du cerf dans les parcs de la ville crée une « tempête parfaite » qui garde artificiellement les forêts dans un état prématuré, en plus de favoriser la venue d’espèces végétales envahissantes. Même si peu d’études ont encore été réalisées à ce sujet, l’expert est d’avis que les cerfs du parc-nature de la Pointe-aux-Prairies ont causé des changements irréversibles sur l’écosystème. Selon le rapport publié en 2021, le cheptel de la Pointe-aux-Prairies comportait 64 animaux, soit exactement le double du nombre de cerfs comptés en 2017. Le même document indique en introduction qu’« une population de 13 à 19 cerfs dans le parc-nature, ce qui équivaut à des densités de 5 à 7,5 cerfs/km2 », engendrerait « des densités compatibles avec la dynamique de régénération naturelle des forêts ».

Jean-Pierre Tremblay, professeur titulaire au Département de biologie de l’Université Laval. (Photo: Courtoisie ULaval)

« Il y a un enjeu important de communication à effectuer avec la population. Le cerf de Virginie est une belle espèce, mais il a un impact important sur les écosystèmes car il érode tranquillement les milieux dans lesquels il évolue. On ne se rend pas compte immédiatement de ces effets, mais il faut passer au-delà de notre biais cognitif et ouvrir l’œil à ce qui est en train de se produire. » – Jean-Pierre Tremblay, professeur titulaire au Département de biologie de l’Université Laval.

Un contrôle des populations pourrait donc passer par méthodes létales ou non létales. La chasse sportive et la chasse contrôlée feraient évidemment diminuer rapidement le nombre de cerfs dans le parc de la Pointe-aux-Prairies, mais il y a des enjeux de sécurité en milieu urbain à considérer. Des méthodes d’immunocontraception et de contraception physique pourraient aussi être envisagées, mais celles-ci prennent du temps à porter leurs fruits. Enfin, la capture et le déplacement des cerfs semblent être la façon de procéder la plus humaine, mais il faut y prendre garde, selon M. Tremblay. « Le cerf est un animal fort, mais aussi fragile d’une certaine façon. Le transférer dans un nouveau milieu risque d’entraîner beaucoup de mortalité. C’est aussi déplacer un problème à un autre endroit, ça ne règle pas tout », insiste-t-il.

Qui plus est, on possède encore peu de données sur les déplacements des cerfs dans l’est de Montréal, et il n’est pas exclu que d’autres individus provenant de l’extérieur de l’île puissent revenir au parc-nature en traversant le fleuve Saint-Laurent. « Ce sont d’excellents nageurs et ils sont parfaitement capables de traverser de longues distances dans l’eau ». Ainsi, il faudra sans doute adopter un ensemble de mesures diverses pour bien gérer le nombre de cerfs dans l’est de Montréal.

Si l’on se fie à la saga de la gestion des cerfs au parc Michel-Chartand à Longueuil, on risque d’attendre longtemps avant que des actions concrètes pour encadrer les bêtes de Pointe-aux-Prairies ne soient posées par la Ville de Montréal. En 2021, l’administration de la mairesse Catherine Fournier adoptait la résolution de procéder à l’euthanasie d’une soixantaine de cerfs du parc Michel-Chartrand. Suite à plusieurs protestations et démarches judiciaires de la part de groupes se portant à la défense des animaux, la décision est demeurée en suspens. En décembre 2022, Le Devoir rapportait que la Cour d’appel du Québec avait accordé un sursis aux opposants à la chasse contrôlée prévue par Longueuil. En effet, les juges de la Cour d’appel ont ordonné à la Ville de suspendre l’opération d’abattage des cerfs jusqu’à ce que la cause puisse être entendue par la Cour supérieure, du 24 au 26 avril prochain.