Maison François-Dagenais à l’hiver 2019 (Stéphane Tessier)

SAINT-LÉONARD, LE JARDIN DE MONTRÉAL

À l’époque de la Nouvelle-France, un premier réseau routier est créé. Il s’agit du fameux système des « côtes », appelées aussi « rangs »,  qui sont des chemins parallèles au cours d’eau, donc dans un axe est-ouest dans le contexte montréalais. Ce sont sur ces côtes que l’on retrouvera les habitations et noyaux villageois. On crée aussi à la même époque les « montées » pour se déplacer d’une côte à l’autre, dans un axe nord-sud. La Côte Saint-Michel est ainsi ouverte en 1699. Il s’agit de l’actuelle rue Jarry. La partie est deviendra en 1717 la Côte Saint-Léonard. Quant à la paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice, elle sera quant à elle créée en 1885, et la municipalité du même nom un an plus tard, soit en 1886.

Faisons ici tout de suite un pas dans l’avenir pour nous propulser au babyboom qui suit la Deuxième Guerre mondiale et qui provoque une forte demande en logements. L’accessibilité à l’automobile et l’établissement de l’autoroute Métropolitaine va faciliter alors l’étalement et l’urbanisation du nord de l’île de Montréal, ce qui fera disparaître les traces d’un monde rural qui y prospérait. Il est un devoir, selon moi, de veiller à la préservation et à la mise en valeur d’un patrimoine bâti qui témoigne de cette période lointaine où Saint-Léonard était surnommé  « le jardin de Montréal ».

L’oeuvre d’art public « Le semeur » situé sur la place des Pionniers à Saint-Léonard (Stéphane Tessier)

Le tronçon de la rue Jarry entre Lacordaire et Pascal-Gagnon représente un héritage unique de cette époque grâce à la présence de plusieurs édifices érigés aux 18e et 19e siècles. Le noyau villageois de ce Saint-Léonard rural se situe à proximité de l’église Saint-Léonard-de-Port-Maurice.

Armand Delorme de Saint-Léonard au championnat provincial de labour de 1921 à Beauport, où il sera couronné champion (Source : « Histoire de Saint-Léonard. 1886-1986 » par Hélène-Andrée Bizier et Jacques Lacoursière; Corporation des fêtes du centenaire de la Ville Saint-Léonard; 1986)

Située au 5505, rue Jarry Est, l’église Saint-Léonard-de-Port-Maurice est typique de celle d’un petit village rural du 19e siècle. Construite en 1889, elle est de pierre grise, ce qui est courant à ce moment. Les églises de paroisses canadiennes-françaises sont d’ordinaire des constructions symétriques à un seul clocher ou à deux clochers pour une paroisse plus importante… ou se voulant être plus importante! Celle de Saint-Léonard-de-Port-Maurice nous rappelle donc que Saint-Léonard était composée très majoritairement de Canadiens-Français catholiques. Elle est l’œuvre de l’architecte Henri-Maurice Perrault, à qui l’on doit le Monument National, boulevard Saint-Laurent. L’église a subi deux incendies, soit en 1907 et en 1930. Ce dernier causa de grands dommages qui ont nécessité d’immenses travaux de restauration, dont la flèche du clocher qui fut passablement modifiée.

À quelques jets de pierre de l’église, on trouve un bâtiment érigé vers 1775 à l’angle Jarry et de la Croix. Il s’agit de la Maison François-Dagenais, située au 5555, rue Jarry Est. Ce bâtiment a été construit par une des familles pionnières du secteur, les Dagenais. Cette maison est un bijou d’architecture traditionnelle québécoise. Les actes notariés nous révèlent qu’il y avait en 1774 une maison en bois sur cette terre au moment où François Dagenais reçoit la propriété de son père. François remplace la maison de bois par l’actuelle maison de pierre. Cette habitation est restée au sein de la famille Dagenais jusqu’en 2000. Elle possède quelques caractéristiques des maisons de fermes des 18e et 19e siècles :

  • Elle a été construite sans un dégagement du sol, nous rappelant les maisons de l’époque de la Nouvelle-France;
  • Elle est dotée d’une toiture à deux versants;
  • La disposition asymétrique des fenêtres par rapport à la porte est également typique des maisons du régime français;
  • On sait qu’au 19e siècle, une chambre sera aménagée au grenier. C’est à moment que la toiture sera percée de deux belles fenêtres lucarnes surmontées de pinacles ouvragés en bois;
  • À ce moment, la façade de pierres des champs sera remplacée par l’actuelle pierre taillée afin de lui donner des allures de noblesse;
  • En 1930, l’incendie qui ravage l’église atteint la maison et les dommages seront si importants que la toiture sera remplacée. Celle-ci sera prolongée à l’avant par un larmier, ce qui permet de couvrir la galerie et d’empêcher l’amoncellement de neige devant la porte en hiver;
  • L’incendie de 1930 fait disparaître à l’arrière une laiterie en pierre qui sera remplacée par une cuisine d’été et une remise, tous deux en bois;
  • La Maison François-Dagenais possède deux cheminées, comme il était coutume. L’une d’elle sert aux travaux domestiques, et la seconde à chauffer l’autre moitié de la maison ou pour divers travaux.

Cette maison sort du monde rural lorsque les Dagenais vendent leur terre agricole en 1908. L’entretien et la conservation de cette demeure sont exemplaires. Le mérite revient entièrement à ses propriétaires. Bravo!

Un autre édifice de grand intérêt est situé au 6255, rue Jarry Est, il s’agit de la Maison Gervais-Roy, construite vers 1770. On en fait la mention dans des documents notariés en 1752 avec la présence d’une maison faite de pieux de bois. Jean-Baptiste Gervais hérite de cette terre en 1770 et la transmet à son fils Louis-Casimir en 1802, il y réside jusqu’en 1823. La propriété est acquise en 1823 par Toussaint-Paul Roy, qui en jouit seulement pendant 10 ans car il décède en 1833. La veuve, Sophie Dagenais, épouse Augustin David. Le couple Dagenais-David apporte de grandes modifications à la demeure : on agrandit du côté est (à droite de la photo); on prolonge le toit avec l’ajout d’un larmier; et on perce la toiture de trois fenêtres lucarnes pour rendre le grenier habitable.

Maison Gervais-Roy à l’hiver 2019 (Stéphane Tessier)

Le couple habite la maison jusqu’en 1876, alors qu’un dénommé Louis-Donatien Roy en prend possession. La famille Roy habitera les lieux jusqu’en 2002. Nous sommes ici en présence d’un autre exemple d’une maison de ferme du 18e bien préservée. Elle a conservé, comme la Maison François-Dagenais, plusieurs attributs de cette époque lointaine :

  • Elle est dotée d’une toiture à deux pentes;
  • Le seuil est à peine dégagé du sol;
  • La disposition des fenêtres étaient asymétrique avant l’agrandissement de 1840;
  • La maçonnerie est faite de pierres des champs;
  • Il y a deux cheminées dans les murs pignons.

La Maison Gervais-Roy possède des « esses » dans la maçonnerie de ses murs pignons, sur les côtés. Un esse est une pièce de ferronnerie en forme de « S » qui sert à maintenir la maçonnerie en place.

À l’est du boulevard Langelier, on trouve aussi une belle maison de ferme bien préservée. Elle est située en 6695, rue Jarry Est. Cette maison a été construite vers 1865 et plusieurs générations de Delorme y ont vécu.

Cependant, il existe dans Saint-Léonard des exemples de négligences ou d’absence de soucis pour le patrimoine bâti. La disparition de la Maison George-Corbeil, qui était située au 5675, rue Jarry Est, en est un exemple. Construite en 1885, il s’agissait d’une élégante maison de ferme munie d’une toiture mansardée. Sa façade en pierre de taille lui donnait du panache. Laissé à l’abandon, l’état de la maison s’est rapidement dégradé jusqu’à un point où il devenait trop onéreux d’intervenir. Un incendie en 2017 vient achever ce qu’il en restait. Les ruines ont été rasées. L’indifférence et la pression immobilière ont triomphé sur le patrimoine et la mémoire. Cette maison a pourtant été au centre d’une page d’histoire importante de Saint-Léonard et du Québec : la crise linguistique de Saint-Léonard de 1969. À l’époque, elle est habitée par Victor Lavigne dès 1931. Ce dernier était un fervent militant pour l’enseignement scolaire en français. Il y habite avec ses 10 enfants biologiques et ses 7 autres enfants adoptifs! Sa demeure a été le quartier général du Mouvement d’intégration scolaire (MIS), qui était au centre de cette bataille linguistique. Une école dans le quartier porte d’ailleurs le nom de ce propriétaire illustre.

Maison George-Corbeil à l’hiver 2019 (Stéphane Tessier)

La  Maison  Basile-Pépin, située, elle, au 6795, rue Jarry Est, est un exemple plus au moins réussi d’une préservation. Maison de ferme construire vers 1865, elle est depuis plusieurs années un repère de gourmands! Malgré le fait que la terrasse véranda à l’avant cache la façade d’origine, il faut tout de même saluer la bonne préservation de cette ancienne demeure.

Au 6240, rue Jarry Est, nous sommes en présence d’une maison construite vers 1850 qui a été victime d’une absence de règlementation et de vision d’aménagement. Elle est entourée d’immeubles à logements bâtis en hauteur qui lui ont fait perdre son environnement et qui l’ont grandement dénaturée.

La valeur patrimoniale de la rue Jarry, dans Saint-Léonard, possède donc encore des éléments bien préservés, surtout à proximité de l’église Saint-Léonard-de-Port-Maurice. Une aire de protection devrait être créée et une politique de mise en valeur serait plus que souhaitable afin de protéger cet héritage. Saint-Léonard a un besoin urgent d’une société d’histoire afin de garder nos élus informés… et de les avoir à l’œil!


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins du Centre-est de MontréalRecherche et rédaction : Stéphane Tessier, conférencier, conteur, animateur-historique, guide et chercheur.