La nouvelle usine de brassage de L’Espace public, sur Letourneux près de Rouen (photo courtoisie).

L’ESPACE PUBLIC : RESTER ACCESSIBLE

NDLR : Les brasseurs et distillateurs de l’est de Montréal connaissent depuis quelques années un succès grandissant sur les tablettes un peu partout au Québec, faisant aujourd’hui du territoire l’un des plus productifs sur la scène nationale des micro-brasseurs et micro-distilleries. EST MÉDIA Montréal a voulu en savoir plus sur ces artisans-entrepreneurs en pleine ébullition, ce qui a généré sept reportages et tout autant de belles rencontres, et surtout, une intéressante série signée Elizabeth Pouliot. (3/7).

Comme son nom l’indique, le broue-pub L’Espace public incarne un lieu de rassemblement, accessible à tout un chacun. Et c’est ce même esprit que les fondateurs ont souhaité insuffler à leur usine de brassage lorsque le projet s’est mis en branle. Portrait d’une microbrasserie « on ne peut plus » de quartier.

Constatant l’absence totale de bar du genre dans le secteur, les fondateurs de l’Espace public ont élu domicile sur la Promenade Ontario il y a bientôt dix ans. Comme l’Atomic café situé tout près, le pub s’est tout naturellement enchâssé dans paysage du quartier Hochelaga-Maisonneuve, devenant comme lui une adresse incontournable pour non seulement les Hochelagais mais les Montréalais. « Nous, notre identité est urbaine, elle est d’Hochelaga-Maisonneuve. C’est un peu ça, le pigeon sur nos canettes, ça représente un peu l’ambiance et le quartier, dans nos textes aussi et dans l’accessibilité de notre produit », explique Frank Privé, l’un cinq des fondateurs également chargé de projet.

Pour lui et ses collègues, l’accessibilité passe donc aussi par les bières elles-mêmes. Ces dernières, dit-il, s’adressent à Monsieur et Madame Tout-le-Monde, plutôt qu’aux « beer geeks ». Comment? En brassant des bières pas trop élevées en pourcentage d’alcool, par exemple. « On veut offrir aux gens des produits de microbrasserie de qualité, mais surtout accessibles On ne fera pas des bières à 8 % ou 9 %. On veut vraiment rester dans les bières de soif, qui sont faciles à boire. »

Un autre objectif de ces brasseurs de quartier est celui de démocratiser la bière sure. « Quand on a commencé, il y a 5 ans, on n’a pas lancé une blonde, une noire et une rousse; on y est allés directement avec trois bières sures. » À noter, pour les non-initiés, que les bières sures étaient encore méconnues du grand public à l’époque. « C’est ça qui nous a fait connaître sur le marché et c’est comme ça qu’on s’est démarqués. » Leur trio de sures (la Bière de coin d’rue, la Bière de ruelle et la Bière de balcon), qui ne devait être qu’une offre temporaire, figure encore aujourd’hui comme leur meilleur vendeur, et ils en sont les premiers surpris.

Photo courtoisie L’Espace public.

L’amitié comme point de départ

Le broue-pub puis ensuite l’usine de brassage sont les fruits « d’un trip de chums ». Après leurs études respectives, Pierre, Frank, Rémi, Dou et Simon ont eu envie de continuer un peu le party, tous motivés par l’envie de travailler ensemble. « Au lieu de s’acheter un char neuf, on a pris l’argent qu’il nous restait sur nos marges de crédit et on a ouvert un pub! », lance Frank à la blague. L’idée de l’usine, elle, a fini par s’imposer beaucoup plus tard dans le plan d’affaires. « On n’était pas supposés faire une usine. Nous autres, on ne voulait pas tomber dans l’industriel, on voulait rester un brasseur artisan. » Frank en profite d’ailleurs pour donner un petit conseil à ceux et celles qui souhaiteraient se lancer en affaires avec une microbrasserie. « Je suggère fortement de commencer par un broue-pub. J’ai de la misère à concevoir que des gens commenceraient par une usine. C’est très difficile! »

Frank Privé, copropriétaire et gestionnaire de L’Espace public (photo courtoisie).

Puis, le désir de travailler ensemble s’est renouvelé. Ils souhaitaient tous laisser tomber leur emploi, travailler à leur compte et, surtout, travailler ensemble. Et ils ont plongé tête première! Leurs trois ans de recherches leur ont permis de mettre la main sur un local de 8000 pieds carrés avec un plafond de 25 pieds de hauteur, minimum requis dans ce secteur d’activité. Par la suite, ils sont allés chercher leur licence d’entrepreneur général et ont géré eux-mêmes les travaux à l’intérieur de l’usine, ayant pignon sur rue au coin de Rouen et Letourneux, au nord-est du broue-pub. Résultat? Ils brassent depuis juillet 2020, emploient normalement environ 25 personnes (broue-pub et usine inclus) et visent de produire 3000 hectolitres par année. « C’est le chiffre à atteindre, si on tient compte de la production, de la rentabilité et du bon équilibre en nombre d’heures travaillées. » L’usine pourrait brasser un peu plus, mais ça n’intéresse pas la gang de L’Espace public. « On ne brasse pas les produits d’autres compagnies, et ce n’est pas dans nos objectifs. Si jamais on le fait, ce sera pour un ami qui aurait besoin de notre aide », précise Frank.

L’amour d’un quartier comme moteur

Les cinq partenaires d’affaires résident tous dans Hochelaga-Maisonneuve, ce n’est donc pas par hasard que le quartier s’est imposé à nouveau comme lieu pour leur usine. « D’abord, notre but commun était celui de ne plus avoir d’auto. On habite tous à peu près à 900 m de l’usine et on va tous travailler à pied ou à vélo. » Hochelaga figure donc non seulement comme leur milieu de travail mais leur milieu de vie. « Je fais l’épicerie dans Hochelaga, je travaille dans Hochelaga, mes enfants vont à l’école dans Hochelaga et ma blonde travaille dans Hochelaga », illustre-t-il. Bien plus qu’une simple brasserie, L’Espace public s’implique dans son quartier. « Ce n’est pas facile de trouver des bâtiments industriels à Montréal, vraiment pas facile. Et Hochelaga est un quartier industriel qui a aussi une vie de quartier. » Cet élément demeurait crucial pour les fondateurs. Il leur permettait d’avoir une production industrielle, qui nécessite de grosses cuves, tout en restant très près de leur clientèle.

Et cette clientèle, c’est d’ailleurs ce qui leur manque le plus avec l’incessante tempête nommée COVID-19. « On voulait vraiment prioriser l’attrait local en fût. La fermeture de notre pub, qui représente en plus le plus gros client de l’usine, ça signifie de grosses pertes pour nous. Et le plaisir qu’on avait avec la clientèle, on l’a beaucoup perdu. » Parce que s’ils ont bâti une microbrasserie à Hochelaga, c’était dans le but précis de rencontrer les gens et non pas pour se terrer dans un local industriel. La baisse des ventes de bières dans les bars et restaurants de la province – qui ont été fermés une partie de l’année – a aussi impacté le chiffre d’affaires. La compagnie se concentre donc sur la vente en épiceries, en dépanneurs et dans les commerces spécialisés. Leurs produits y sont disponibles un peu partout. De plus, il est possible de commander des bières sur Internet puis de se rendre à l’usine afin de les ramasser. « Les gens ont pris l’habitude d’acheter en gros. Ils prennent des caisses de 24. Il y a peut-être moins de clients, mais certains viennent chercher de plus grosses quantités. »

En 2021, L’Espace public continuera de diversifier son offre. Les demandes de permis à la Ville et l’élaboration des plans d’architectes sont entrepris afin de construire à l’usine un salon de dégustation et une terrasse. Si leurs énergies seront surtout consacrées à ces importants travaux, les fondateurs poursuivent la création de bières. « Il va y avoir des produits en bouteille un peu plus recherchés, raffinés, délicats. » Et tel un credo, à L’Espace public, on réitère à quel point l’être humain, que ce soit le client ou l’employé, demeure toujours à l’avant-plan. « Et c’est vraiment important pour nous de s’impliquer dans Hochelaga, termine Frank, ça fait partie de notre ADN. Hochelaga, c’est notre chez nous. »