(Photo: Emmanuel Delacour/EMM.)

LÀ OÙ LE GRAFFITI RASSEMBLE

Lieu de rencontre entre personnages bigarrés, le tunnel de la rue de Rouen attire autant les muralistes professionnels qu’amateurs du tag et artistes du dimanche. Dans ces circonstances, on pourrait s’attendre au « clash », mais c’est plutôt une communauté à laquelle on adhère de façon informelle qui s’y est développée au fil des années. De ce pot-pourri d’expressions créatives nait une œuvre en constant changement, où la valeur éphémère de l’art de rue est célébrée.

(Photo: Emmanuel Delacour/EMM).

C’est sous les trains du Canadian Pacific, dans un viaduc à la limite entre les quartiers Hochelaga et Sainte-Marie, que se trouve cette véritable galerie à aire ouverte. Les passants peuvent y voir se créer des œuvres murales quotidiennement, mais ce sont surtout les dimanches et lundis que se rassemblent les artistes de rues lors de rencontres impromptues.

Entre tagueurs, graffiteurs et muralistes, la paix sociale règne à cet endroit spécifique, une curiosité qui fait exception plutôt que la norme, selon Origami Explorateur, une des habituées du coin. « Tu as le tag qui est plus un défi. Le tagueur va chercher les murs difficiles d’accès pour poser leur griffe, afin de gagner de la notoriété. Quant aux graffiteurs, ce sont plutôt des architectes des lettres. Ils vont créer des mots avec leur propre lettrage, leur style original. Pour les muralistes, on parle souvent d’artistes professionnels qui créent une œuvre sur l’ensemble d’un mur. Certains d’entre eux peuvent même vivre de leur art », explique Origami.

Ouvert à tous

Origami Explorateur (Photo: Emmanuel Delacour/EMM).

Pour sa part, l’artiste qui fréquente le tunnel de Rouen depuis près de 5 ans maintenant conçoit des murales qui intègrent des centaines, voire des milliers de grues de papier fabriquées grâce à la technique de pliage japonaise de l’origami. « Je les appose sur les murs avec une colle qui n’endommage pas le mobilier urbain [ … ] J’ai commencé à faire du « street-art » en collant des petites grues un peu partout à Montréal. Puis j’en ai ajouté à la murale d’Adida, une fois en passant dans le tunnel », raconte l’artiste.

De cette rencontre fortuite est née une carrière fructueuse pour Origami, qui a créé depuis d’innombrables œuvres pour des festivals et événements publiques. « À partir de 2020, j’ai fait presque deux murales par semaine. Je crois avoir conçu presque 60 murales cet été-là », souligne l’artiste. « Dès que j’ai mis mes grues dans le tunnel, j’ai tout de suite été intégrée au groupe. Les autres m’ont demandé de faire des collaborations : ils dessinaient leurs murales et j’y apposais mes origamis », poursuit-elle.

Sylvain Ouellette, aussi connu sous le nom de Suly, est lui aussi d’accord pour dire qu’il règne une atmosphère conviviale, une dynamique d’échange et une absence de hiérarchie dans le tunnel de Rouen. « C’est vraiment ouvert à tout le monde, autant aux pros qu’aux amateurs qui s’achètent 40 piastres de canettes pour se faire un trip pour essayer. » En effet, plusieurs profitent de la proximité du tunnel avec la boutique Le Sino, un détaillant d’aérosols spécialisés dans le graffiti situé sur la rue Ontario Est, pour acheter du matériel avant de se lancer dans un projet planifié ou improvisé.

(Photo: Emmanuel Delacour/EMM).

De son côté, Suly fréquente aussi le mur depuis les cinq dernières années. Cependant, son expérience en arts remonte à bien plus longtemps, celui-ci étant artiste peintre de formation. Bien qu’elles semblent similaires, ces deux formes d’expressions ont des aspects diamétralement opposés, selon ce dernier.

La peinture sur toile, plus permanente, ne se construit pas de la même façon que la murale ou le graffiti. « Tu ne peux pas t’attacher à l’œuvre de la même façon, parce qu’après un certain temps, aussi belle qu’elle puisse être, elle va être recouverte. Il ne faut pas le prendre personnel, c’est comme ça que ça marche sur les murs de graffitis », insiste-t-il. La répétition est aussi un élément important de la technique. L’artiste de la rue peut répéter son tag ou une image fétiche des dizaines de fois pour affiner son style. Pour Suly, ce sont les chats, les crânes et les objets rétro comme les cassettes et les Polaroïds qui peuplent ses murales.

Sylvain Ouellette « Suly ». (Photo: Emmanuel Delacour/EMM).

Avoir à la portée de la main un mur à graffitis légal devient donc essentiel si on ne veut pas pratiquer son art en dehors des lois. Étonnement, on en retrouve encore très peu sur le territoire montréalais. Effectivement, il existe entre 3 et 6 murs où les graffitis sont légaux ou tolérés, dépendamment des sources. Le mur du tunnel de Rouen est ainsi un peu unique en son genre, puisqu’il est un des plus anciens. Selon les recherches d’Origami, celui-ci aurait été rendu légal en 1975 pour combattre un fléau de graffitis dans Hochelaga. Plusieurs pensaient qu’en offrant un espace légal pour créer de l’art mural cela détournerait les graffeurs de leurs activités illégales.

Difficile de dire si la stratégie a porté ses fruits, puisque les tags et les graffitis abondent plus que jamais sur les murs du quartier. Il faut dire que l’expérience n’a pas vraiment été menée plus loin. « Ça serait bien qu’il y en ait davantage, mais en même temps, ça fait en sorte que le mur dans Hochelaga est unique. C’est un peu devenu une destination à cause de cela », fait valoir Suly.


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