Anciennes turbines du site des moulins, vestiges de la Révolution industrielle (photo : Stéphane Tessier).

HISTOIRE DU SITE DES MOULINS DU SAULT-AU-RÉCOLLET

Les rives de la rivière des Prairies ont été et sont toujours un lieu où le citadin peut renouer avec la nature grâce au réseau des parcs nature de la Ville de Montréal. Le parc nature de l’Île-de-la-Visitation est celui le plus fréquenté avec approximativement un million de visiteurs annuellement! On y trouve un lieu d’une envergure historique méconnue : le Site des Moulins du Sault-au-Récollet. Il est érigé à l’époque de la Nouvelle-France et a été en activité jusque dans les années 1960. Son intérêt est multiple en raison de son importance pour la région et de la réalisation technique pour l’époque.

Le Sault-au-Récollet est aujourd’hui un district électoral de l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. Ce territoire a déjà été beaucoup plus étendu et a représenté près de 12 % de l’ensemble du territoire montréalais. Il était délimité à l’ouest par la rue Poutrincourt, le boulevard Albert-Hudon à l’est, la rivière des Prairies au nord puis au sud par la rue Jean-Talon et la rue Jarry. Le tout comprenait les anciennes municipalités de Bordeaux, d’Ahuntsic, Montréal-Nord puis partiellement de Saint-Léonard, Saint-Michel et Villeray. Le cœur du Sault-au-Récollet se trouvait dans le secteur du parc nature de l’Île-de-la-Visitation en raison de la présence de l’église de la Visitation et du site des moulins.

Site des moulins aujourd’hui (photo : Stéphane Tessier).

Au temps du régime seigneurial, le seigneur doit fournir des services aux habitants, comme ériger des chemins, notamment. Des côtes, appelées aussi rangs, sont généralement des chemins faisant face à un cours d’eau, comme le boulevard Gouin. Des chemins nommés « montées » sont établis pour atteindre l’intérieur des terres. L’avenue Bois-de-Boulogne, la rue Lajeunesse et le boulevard Saint-Michel sont des montées existantes depuis l’époque du régime seigneurial. Grâce aux montées, on pouvait dès lors créer une autre côte à l’intérieur des terres comme la rue Jarry. Ce réseau routier permet aux colons d’atteindre leur église et les moulins.

L’importance des moulins dans l’histoire des collectivités humaines est capitale. Depuis le début des sociétés organisées, les humains s’établissent près des cours d’eau pour avoir accès au pouvoir hydraulique. Les moulins sont le socle sur lequel se sont constitués les villages au temps de la Nouvelle-France. Le moulin comble des besoins essentiels comme se nourrir avec le moulin à farine; se loger avec le moulin à scie; se vêtir avec le moulin à carder et fouler la laine; etc.

Le site des moulins était en fait une digue reliant Montréal à l’Île-de-la-Visitation comprenant plusieurs canaux pour faire fonctionner une série de moulins. Construite entre 1724 et 1726, cette digue est un accomplissement technique pour l’époque sans équivalent au Québec. Harnacher le pouvoir d’une rivière avec les technologies de l’époque est exceptionnel. La personne derrière cette réalisation est le meunier Simon Sicard. Il est issu d’une grande lignée familiale de meuniers. Son grand-père, son père, ses enfants et petits-enfants ont été  meuniers! Les meuniers sont des gens d’une grande ingéniosité, car ils savent bâtir un moulin à vent ou à eau. Ils connaissent la maçonnerie, la charpenterie, la forge… Ils sont capables d’élaborer toutes sortes de séries d’engrenages et de mécanismes. Il est peu étonnant que l’inventeur de la souffleuse à neige a été Arthur Sicard, un descendant de Simon.

Un premier moulin à scie apparaît à cheval sur la digue et l’Île-de-la-Visitation en 1726. L’année suivante, un moulin à farine est érigé. Ce bâtiment est toujours présent et est connu sous le nom de la « Maison du meunier ». D’autres moulins à farine puis à carder et fouler la laine seront construits les années suivantes.

En 1837, l’entrepreneur Pascal Persilliez dit Lachapelle fait l’acquisition du site des moulins. Il gère également le moulin de l’Île Perry dans Bordeaux. On lui doit la construction des premiers ponts à enjamber une rivière à Montréal. La rivière des Prairies, étant moins large que le fleuve Saint-Laurent, représente un défi technique moindre pour l’époque. Il érige le premier pont de l’histoire de Montréal en 1836, le pont Lachapelle. Puis le second, le pont Viau en 1847. Et le troisième, le pont des Saints-Anges en 1849, disparu en 1874 et qui était situé tout près de l’actuel pont Papineau-Leblanc. Lachapelle opérait également des traversiers entre Montréal et l’Île Jésus (Laval). Ses ponts et traverses à péages étaient construits pour donner accès à ses moulins, attirant ainsi les habitants de l’Île Jésus. En 1830, il fait afficher sur l’Île Jésus une publicité offrant aux  habitants d’utiliser sa traverse en échange d’un rabais à ses moulins. Cette tactique soulève l’indignation du meunier de Saint-Eustache, Lambert Dumont, qui le traîne devant les tribunaux pour concurrence déloyale. Le jugement rapporte que Dumont utilisait le même stratagème d’offrir des rabais à son moulin aux utilisateurs de sa traverse. Dumont était « coupable » de ne pouvoir offrir des tarifs aussi bas que Lachapelle! En 1846, le sort n’est pas du  côté de Lachapelle : un incendie détruit les moulins alors qu’il avait tardé à renouveler ses assurances.

Photos ci-haut : Pascal Persilliez dit Lachapelle et l’offre faite aux habitants de l’Île Jésus en 1830 (crédit photos : Fonds Société de Conservation du Sault-au-Récollet).

La Révolution Industrielle se manifeste essentiellement à Montréal sur les rives du fleuve Saint-Laurent. Mais, le site des moulins va voir arriver en 1866 les turbines qui vont remplacer les roues à aubes. Les moulins deviendront un site industriel où l’on fabrique du carton fibre. Ce carton était fait à partir de vieux papiers, vieux cartons, mais aussi de vieux tissus et vieux chiffons. Ce qui en faisait un carton fibre rigide.  Il était utilisé comme isolant dans la construction de bâtiments. Cette activité fera du site des moulins le plus grand employeur sur le territoire du Sault-au-Récollet jusqu’au milieu du 20e siècle! Plusieurs compagnies se sont succédées sur ce site. Certaines se distinguent, comme la « Back River Company » présente depuis 1906 jusqu’en 1950. Cette compagnie était la propriété de James Robert Walker qui sera aussi derrière le projet de la construction de la centrale hydro-électrique de la rivière des Prairies entre 1928 et 1930. Le terme « Back River » a été celui utilisé par la communauté anglophone jusqu’au milieu du 20e siècle pour désigner la rivière des Prairies et le secteur d’Ahuntsic.

La rivière des Prairies vers les années 1920 (photo : Fonds Société de Conservation du Sault-au-Récollet).

Lors de la Deuxième Guerre mondiale, la « Back River Company » envoi des feuilles de carton fibre à Londres pour être placées dans les fenêtres des Londoniens lors des bombardements allemands. On y produira aussi des emballages de munitions. C’est aussi durant cette guerre que la compagnie est vendue, mais la transaction est officialisée seulement en 1950.

Fred Oberlander et sa compagnie « Milmont Fiberboards Limited » font l’acquisition de la « Back River Company » en 1950. « Milmont » est issu de la contraction de Milan et Montréal puisque les mécaniciens de cette compagnie provenaient de cette ville italienne. Cette nouvelle compagnie produit un carton fibre qui sera ciré afin de le rendre imperméable.

Les cartons fibres dans la section séchage du site des moulins (photo : Fonds Société de Conservation du Sault-au-Récollet).

La compagnie Milmont arrive sur le site lors de la Deuxième Guerre mondiale dans une aventure digne d’un film d’Hollywood! Plusieurs industriels britanniques comme Fred Oberlander déménagent leurs activités en Amérique du Nord. Il est déjà connu que l’Amérique envoyait des munitions en Angleterre pour l’effort de guerre afin de soutenir les forces alliées. Mais, il est moins connu que des convois faisaient le voyage en sens inverse. Les convois étaient escortés par navires de guerre à l’aller et au retour. Lors du voyage vers l’Amérique du Nord, le navire de la Milmont tombe en panne et est laissé derrière, car le convoi ne souhaite pas devenir une cible des sous-marins U-Boot allemands au beau milieu de l’océan. Le convoi sera attaqué plus loin et le navire de la Milmont est épargné en raison de sa panne! Fred Oberlander croit avoir la chance de son côté, mais attendez! Une fois la machinerie installée sur le site des moulins, une grève éclate, car plusieurs ouvriers refusent de travailler pour monsieur Oberlander puisqu’étant juif. Il en vient même aux coups avec un ouvrier qui ne savait pas que monsieur Oberlander excellait en judo! Cette mésaventure sera la seule, car monsieur Oberlander est rapidement accepté et apprécié. Il apprend les rudiments de la langue de Molière. Le curé de la paroisse vient bénir les manufactures de la Milmont en raison de son importance et des emplois. Dans le Québec très conservateur et religieux d’avant la Révolution tranquille, il s’agit d’une chose peu banale.

Vue aérienne du site des moulins vers 1975 (photo : Archives Ville de Montréal).

Les moulins cessent leurs activités lors des années 1960. Les bâtiments sont loués lors des années 1970. La Ville de Montréal procède à l’achat du site des moulins en 1982 qui est cédé à la Communauté Urbaine de Montréal en 1983. La Maison du Meunier est utilisée comme une salle d’exposition en art visuel entre 1987 et 1995. Par la suite, les bâtiments du site des moulins seront démolis à l’exception de la Maison du Meunier. À partir de 1998 jusqu’en 2016, le Maison du Meunier est un centre d’interprétation portant sur l’histoire du site des moulins. La gestion  et la mise en valeur du site ont été confiées à l’organisme Cité Historia, musée d’histoire du Sault-au-Récollet. L’organisme avait également le mandat d’animer la Maison du Pressoir. Tristement et à la surprise de plusieurs, l’organisme ferme en raison de dettes trop importantes. Depuis, la Ville de Montréal via sa division des Parcs Nature a confié la gestion de la Maison du Meunier au traiteur la « Corbeille de Cartierville » un organisme de réinsertion sociale qui assure un service de restauration. La terrasse de la Maison du Meunier est parmi les plus belles de Montréal! Tandis que la Maison du Pressoir a été confiée à la Société d’histoire d’Ahuntsic-Cartierville.

Lors des travaux d’aménagement du site des moulins ouvert en 1998, les architectes élaborent un mariage entre histoire et nature puisqu’en plus d’être un site historique, il s’agit d’un parc où la protection de la nature en milieu urbain est au cœur de sa mission. Ainsi lors de la démolition de plusieurs bâtiments, des murs de diverses époques seront conservés : maçonnerie des pierres des champs, briques, ciment, béton…  Ainsi que plusieurs structures de métal aussi de diverses époques : soudées ou rivetées. Les vestiges conservés sont l’histoire du Québec vue à travers les différentes technologies qui se sont succédées. Des montants en aciers sont ajoutés pour indiquer la hauteur des édifices disparus et qui sont aussi une métaphore d’une réécriture actuelle de l’histoire. On trouve du côté de l’Île-de-la-Visitation une immense structure d’acier sur l’emplacement de l’ancienne cheminée de la manufacture, de la même hauteur qu’avait cette dernière.

Structures d’acier rappelant la hauteur des édifices disparus sur la terrasse de la Maison du Meunier (photo : Stéphane Tessier).

Dans cet aménagement, une plantation d’arbres est faite.  Ainsi lors du printemps et de l’été le bourgeonnement permet d’imaginer l’espace qu’occupaient les édifices du site des moulins. Il s’agit d’un mariage ingénieux entre l’histoire et la nature!


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins de Sault-au-Récollet–Montréal-Nord. Recherche et rédaction : Stéphane Tessier.