Le Théâtre Napoléon, rue Ontario près d’Orléans, en 1929; Archives de Montréal (Photo fournie par l’AHMHM)

LE CINÉMA : UN LOISIR OUVRIER TRÈS PRISÉ DANS HOCHELAGA-MAISONNEUVE

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Le cinéma apparaît officiellement le 28 décembre 1895 lors d’une projection publique des frères Lumière à Paris. Six mois plus tard, et deux jours avant New York, la première projection au Canada a lieu le 27 juin 1896 au café-concert Palace, rue St-Laurent. Elle est présentée par des projectionnistes associés aux frères Lumière. Alors que les pièces de théâtre, les concerts et l’opéra sont plutôt l’apanage d’une élite bourgeoise, l’apparition du cinéma à la fin du 19e siècle suscite rapidement un intérêt dans les classes populaires.

En se servant de l’histoire des quartiers Hochelaga et Maisonneuve jusqu’à la crise économique de 1929, nous raconterons la manière par laquelle le cinéma s’est installé et développé dans ces secteurs ouvriers de l’est de Montréal.

Avant l’apparition de la première salle de cinéma à Montréal, le Ouimetoscope, le 1er janvier 1906, les représentations cinématographiques sont le fait de projectionnistes ambulants. Parmi les plus célèbres, on trouve la comtesse de Kerstat et son fils, le vicomte d’Hauterives, qui feront dix tournées annuelles au Québec entre 1897 et 1907. Ils présentent l’Historiographe, un spectacle commenté qui enseigne l’histoire universelle constituée de films des frères Lumière, du réalisateur Méliès et de la société Pathé. Les projections de l’Historiographe ont lieu dans des salles paroissiales, des marchés publics, des hôtels de ville, etc. La première tournée québécoise commence le 5 novembre 1897 au Musée Éden de Montréal, qui est à la fois un musée de cire et une salle de spectacles. L’oeuvre bénéficie du soutien du clergé, ce qui contribue beaucoup à son succès.

La première projection cinématographique dans Hochelaga-Maisonneuve a lieu le 15 novembre 1897, au Couvent Hochelaga, un endroit où sont éduquées les jeunes filles de la bourgeoisie. Un des films présentés ce jour-là est La vie de N.S. Jésus Christ d’après des tableaux de grands maîtres. Le vicomte d’Hauterives reviendra à plusieurs reprises au Couvent Hochelaga dans les années ultérieures.

Carte postale montrant la façade du pensionnat, vers 1905; la partie centrale est celle d’origine en 1860; les deux ailes sont ajoutées en 1864-65; BAnQ (Photo fournie par l’AHMHM)

Au tournant du 20e siècle, des films sont présentés dans les parcs d’attractions. Par exemple, de 1900 à 1906, le Parc Riverside, rue Notre-Dame et Desjardins, fait la joie des familles ouvrières qui viennent en grand nombre pique-niquer, surtout le dimanche après-midi. On y présente des numéros de vaudeville, d’acrobates et d’équilibristes, et des films à partir de juin 1902.

À la suite de la faillite du Parc Riverside, à l’automne 1906, son ancien gérant, Albert Read, veut continuer de projeter des films. Pour ce faire, il loue la salle communautaire de Maisonneuve, située à l’arrière de l’ancien hôtel de ville, rue Notre-Dame et Letourneux. En 1907, devant le refus de la ville de climatiser la salle en prévision de l’été, il fait construire le premier cinéma du quartier face à l’hôtel de ville, le Readoscope, dont les plans sont confiés à l’architecte Charles-Aimé Reeves. L’ouverture du cinéma a lieu le 9 novembre 1907. L’année suivante, le premier cinéma d’Hochelaga, le Théâtre Empire, ouvre à l’angle des rues Ste-Catherine et Aylwin. D’après les journaux de l’époque, ces deux salles ont une capacité de 800 et 1 000 places. Les cinémas du quartier ne servent pas uniquement à présenter des vues animées ou du vaudeville, mais également des soirées d’amateurs, des concours de toutes sortes, des combats de boxe et de lutte, et même des soirées électorales.

Façade du Readoscope, la première salle de cinéma de Maisonneuve; Image parue dans La Presse du 28 juillet 1910 (Photo fournie par l’AHMHM)

Au début de leur existence, les grands quotidiens (La Presse, La Patrie, Le Canada, le Montreal Star et The Gazette) reproduisent les programmes des cinémas, mais à partir de 1910, la présence des cinémas de quartier n’est mentionnée que lors de soirées de boxe ou de lutte, ou lors d’assemblées électorales.

À l’époque, pour parler des films, on utilise l’expression « vues animées » (moving pictures). Comme le mot « cinéma » n’existait pas encore, on se sert de l’anglicisme « théâtre ». En français, un théâtre désigne un lieu où l’on présente des pièces; en anglais, le mot s’élargit à d’autres activités artistiques comme des films. D’où les expressions populaires « on s’en va aux vues » ou « on s’en va au théâtre ».

Un personnage important dans les cinémas du début du 20e siècle est le bonimenteur. C’est un animateur de foule, un traducteur lorsque les films sont en anglais, et c’est lui qui remplit les vides lorsque la censure a coupé des scènes. Dans certains endroits, un pianiste vient ajouter une trame musicale pour traduire l’émotion des scènes projetées.

Dans Hochelaga-Maisonneuve, ces premiers cinémas de quartier auront une courte existence : le Théâtre Empire ferme en 1913 et le Readoscope en 1917. Ces fermetures ne traduisent toutefois pas un manque d’intérêt pour ce loisir!

En 1927, on compte quatre cinémas dans Hochelaga-Maisonneuve. Deux d’entre eux sont liés à la famille syro-libanaise Lawand : le Laurier Palace, fondé en 1912, rue Ste-Catherine, en face du square Dézéry; et le Théâtre Maisonneuve, apparu en 1917 à côté de l’actuel CLSC. Les deux autres appartiennent à la famille grecque Lazanis : le Théâtre Napoléon, créé en 1913, rue Ontario près d’Orléans; et le Lord Nelson, ouvert en 1917 à l’angle de Ste-Catherine et Bourbonnière. Ces cinémas s’installent donc stratégiquement dans des milieux à forte concentration ouvrière. Au Laurier Palace, l’admission au balcon pour les enfants est de 10 sous, tandis que pour s’asseoir au parterre, il faut débourser 28 sous.

Le Théâtre Napoléon, rue Ontario près d’Orléans, en 1929; Archives de Montréal (Photo fournie par l’AHMHM)

Le 9 janvier 1927, un incendie dans le cinéma Laurier Palace, vite maîtrisé, cause une panique telle qu’elle provoquera la mort de 77 enfants de 5 à 18 ans. On a longtemps cru que le nombre de victimes était de 78. Aujourd’hui, nous savons qu’un doublon dans les listes ramène ce nombre à 77. En plus des quotidiens qui couvrent l’incendie et des rapports d’enquête publiés, cette tragédie donne lieu à une abondante littérature qui nous aide à mieux comprendre l’événement et l’importance du cinéma dans les quartiers ouvriers de Montréal.

D’abord, l’analyse des actes de sépulture nous montre que les pères des 77 victimes sont très majoritairement des ouvriers qualifiés, des journaliers ou des gens de métier, sauf pour trois personnes (un contremaître, un policier et un pompier). Il n’y a aucun fils ni aucune fille de professionnels, de marchands, de politiciens ou de directeurs de compagnie.

L’attrait du cinéma chez les enfants de la classe ouvrière est tel que la majorité des victimes désobéissent à leurs parents afin de s’y rendre. Dans le cas du triste événement du Laurier Palace, sur le total des victimes, 52 n’auraient pas obtenu la permission; leurs parents les croyaient à la patinoire, avec des amis ou à la recherche de travail.

L’enquête du coroner a lieu quelques jours après le drame. Devant le tollé causé par cette tragédie, le gouvernement Taschereau institue le 1er avril 1927 une commission royale d’enquête présidée par le juge Louis Boyer. Fin mai, début juin, il entend de nombreux témoignages, y compris ceux des parents de victimes ou de rescapés de l’incendie. Il remet son rapport le 30 août.

Intérieur du Laurier Palace à la suite de la catastrophe de janvier 1927 (Photo fournie par l’AHMHM)

Les deux questions fondamentales auxquelles le juge Boyer doit répondre portent d’abord sur l’interdiction de l’entrée au cinéma pour les moins de 16 ans puis sur la fermeture des cinémas le dimanche.

À cette époque, la loi prévoit que les enfants de moins de 16 ans doivent être accompagnés d’un adulte au cinéma. Les enquêtes montrent que les propriétaires de « théâtre » ferment les yeux sur l’âge des enfants admis. Ainsi, Germaine Boisseau, 12 ans, son frère Roland, 10 ans, et sa sœur Yvette, 7 ans, n’ont aucun problème à entrer au Laurier Palace lors du funeste après-midi du dimanche 9 janvier 1927. Le dimanche est d’ailleurs la journée la plus fréquentée au cinéma. De plus, il n’existe pas de classification de films comme aujourd’hui. Un organisme du gouvernement, le Bureau de la censure, créé en 1913, a toutefois le pouvoir de refuser la distribution d’un film ou de couper certaines scènes jugées immorales.

Le juge Boyer soutient que les enfants ne sont pas assez matures pour juger de la moralité d’un film, d’autant plus que peu de parents se préoccupent de cette question. Il ajoute que la fréquentation trop assidue des cinémas est néfaste pour la santé et la moralité des enfants. Il recommande donc d’interdire le cinéma aux moins de 16 ans. Les justifications précédentes relèvent d’une certaine hypocrisie. Rappelons que plusieurs enfants de 14 et 15 ans travaillent déjà entre 50 et 60 heures par semaine en usine.

Vue d’ensemble d’un groupe d’employés dans une manufacture de chaussures de Maisonneuve dans les années 1920; on remarque que des enfants font partie des travailleurs (Photo fournie par l’AHMHM)

L’autre question brûlante porte sur la fermeture des cinémas le dimanche. Le juge Boyer commence par montrer l’importante fréquentation des cinémas cette journée : le dimanche, les entrées comptent pour 35 % des revenus totaux de la semaine à Montréal et pour 33 % à Québec. À St-Jérôme et Valleyfield, petites villes ouvrières, les revenus du dimanche représentent respectivement 55 % et 61 % des recettes de la semaine. Le juge Boyer est d’avis que les ouvriers ne vont pas se précipiter au cinéma en semaine, après leur dure journée de labeur, même si l’activité est interdite le dimanche.

L’honorable juge Louis Boyer, vers 1940; BANQ (Photo fournie par l’AHMHM)

Un autre argument invoqué pour la non-interdiction du cinéma est le fait que dans les principaux pays catholiques et protestants d’Europe et dans la plupart des villes des États-Unis, les cinémas sont ouverts le dimanche. En fait, seules les provinces protestantes du Canada les interdisent cette journée-là. Le juge Boyer considère que le Québec n’a pas à être plus catholique que d’autres pays, d’autant plus qu’aucune bulle ni encyclique papale n’a abordé cette question.

Après la tragédie du Laurier Palace, on va souvent invoquer dans des revues catholiques ou des journaux le caractère immoral du cinéma. Nous pourrions poser la question : qu’est-ce qui est le plus immoral? Fréquenter le cinéma le dimanche ou fermer les yeux sur les centaines d’enfants qui s’échinent à la filature de la Dominion Textile d’Hochelaga ou dans les manufactures de chaussures de Maisonneuve? Un rapport du gouvernement fédéral sur le travail des enfants, publié en 1930, confirme la gravité de la situation.

Pour le juge Boyer, le cinéma est entré dans les mœurs. Il est devenu le loisir préféré des ouvriers. Les cinémas sont à proximité de leurs résidences. Nul besoin de prendre le tramway ni de payer l’entrée au Parc Dominion en plus du coût de chacun des manèges, ni de se transporter au centre-ville dans les salles de spectacles. Le juge Boyer se positionne donc en faveur de l’ouverture des cinémas le dimanche.

Le 22 mars 1928, le gouvernement adopte donc une loi qui intègre les deux principales recommandations du juge Boyer. L’interdiction du cinéma aux moins de 16 ans dure jusqu’en 1966, quelques mois avant l’ouverture d’Expo 67.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins du Cœur-de-l’Île. Recherche et rédaction : André Cousineau, historien, Atelier d’histoire Mercier−Hochelaga-Maisonneuve.