Une ferme qui se trouvait sur la propriété de la famille Bagg vers 1900 (Courtoisie : Louise Aubin (photo fournie par Stéphane Tessier))

L’URBANISATION AU NORD-EST DE SAINT-LAURENT : LA NAISSANCE DE VILLERAY

Au milieu du 19e siècle, l’Occident vit au rythme de la Révolution industrielle et de l’exode rural. Le Québec n’y fait pas exception. Tout le long du fleuve Saint-Laurent, un monde ouvrier apparaît, et cette période est aussi celle de la migration d’une partie de la population rurale vers les villes, dont Montréal. Les quartiers ouvriers deviennent rapidement densément surpeuplés et l’insalubrité règne malheureusement à plusieurs endroits.

Jusqu’à la fin du 19e siècle, Villeray possède deux grandes activités économiques : l’agriculture et l’exploitation des carrières. Mais commence aussi, au début 20e siècle (et un peu avant), le phénomène des grands propriétaires terriens qui créeront des municipalités, instruments qui permettront la mise en valeur de leurs terres. Ils anticipent déjà l’urbanisation, qui atteindra le nord de l’île et ajoutera beaucoup de valeur à leurs propriétés.

Le tramway #24 qui empruntait la rue Saint-Denis à partir du centre-ville pour atteindre le Sault-au-Récollet (Courtoisie Société d’histoire d’Ahuntsic-Cartierville, Fonds Cité Historia)

À l’approche du 20e siècle, donc, un mouvement de la population issu des classes populaires débute. Plusieurs vont s’établir au nord de la rue Sherbrooke. Ce déplacement est rendu possible grâce à un nouveau mode de transport : le tramway. La classe populaire ne possède pas de voiture ni de cheval, car tous deux sont financièrement inaccessibles pour eux. Le tramway démocratisera le transport de cette classe et lui permettra d’aller s’établir plus loin de sont lieu de travail, généralement l’usine.

Le tramway atteint Villeray en 1893. Il emprunte la rue Saint-Denis pour se rendre au nord de l’île. Des secteurs ruraux deviennent graduellement des quartiers populaires, comme le Plateau Mont-Royal, Rosemont, La Petite-Patrie, Villeray, Saint-Michel, Ahuntsic… Évidemment, cette nouvelle population a besoin de plusieurs services publics. Dans ce contexte, apparaissent ainsi de nouvelles paroisses, églises, écoles, bains publics, casernes de pompiers, bureaux de poste, parcs… et divers commerces de proximité tels que des banques, des épiceries, des théâtres, des cinémas…

Cinéma Villeray (Courtoisie : La Presse (photo fournie par Stéphane Tessier))

Villeray devient une municipalité en 1896 et sera annexée à Montréal en 1905. À l’origine, Villeray compte une quarantaine de maisons et environ 75 familles. Une première période d’urbanisation a lieu dans la partie ouest, entre les rues Saint-Laurent et Saint-Hubert. La nouvelle municipalité aménage des rues, des trottoirs de bois et des égouts. Tout comme les municipalités naissantes qui se trouvent hors de la vieille ville et des quartiers ouvriers, Villeray attire de nouveaux résidents en raison d’une réglementation municipale plus souple et de propriétés financièrement plus accessibles.

Pour continuer de mettre en valeur leurs propriétés foncières, les élus municipaux auront éventuellement le choix d’emprunter et d’augmenter la dette de la municipalité, de relever le niveau de la taxation ou encore de fusionner avec la Ville de Montréal. La fusion permet de répartir la dette sur un plus grand nombre de payeurs de taxes et de bénéficier des compétences et ressources de la Ville de Montréal. C’est le choix de la fusion qui sera fait en 1905 pour Villeray.

Vers 1910, on peut se procurer un lot pour 160 $. Peu à peu, l’attrait et l’accessibilité contribuent à l’établissement de nouveaux résidents. L’urbanisation est en marche. Les nouveaux logements sont spacieux, munis d’eau courante et de toilettes à chasse d’eau puis de bains avec douches. Villeray devient un quartier populaire moderne. Ce développement attirera également des anglophones et plusieurs Italiens. Le mouvement de la communauté italienne des quartiers ouvriers vers le nord est un signe que l’immigrant italien souhaite dorénavant s’installer au Canada, lui qui avait auparavant le plan de gagner un capital pour ensuite retourner en Italie. Quand l’idée de s’installer pour de bon germe, il s’installera dans un milieu plus approprié pour loger sa famille. C’est la naissance de La Petite-Italie.

Au cœur de La Petite-Italie, on trouve l’église Notre-Dame-de-la-Défense, construite en 1918 (6800, avenue Henri-Julien) (Courtoisie : Stéphane Tessier)

L’arrivée de nouveaux résidents entraînera création de plusieurs services publics dans Villeray.

Pour la pratique du culte, la desserte Notre-Dame-du-Rosaire est ouverte en 1898 et devient paroisse en 1905. Une première église est construite en 1900 et sera remplacée par l’actuelle, érigée entre 1917 et 1930. Cette église est l’œuvre des architectes Dalbé Viau et Alphonse Venne, à qui l’on doit la basilique de l’Oratoire Saint-Joseph. Les verrières sont l’œuvre de celui que l’on surnomme le Michel-Ange de Montréal, Guido Nincheri.

Première église Notre-Dame-du-Rosaire, vers 1910 (Courtoisie : La Presse (photo fournie par Stéphane Tessier))

L’urbanisation va bon train, si bien qu’une nouvelle paroisse est créée en 1910 : Saint-Alphonse d’Youville. Elle sera sous l’égide de la communauté des Rédemptoristes, qui font ériger une première église en 1912 puis une deuxième en 1931, soit l’actuelle église Saint-Alphonse-d’Youville. Ils font aussi ériger un monastère tout à côté en 1914. L’église et le monastère sont des œuvres de l’architecte Louis-Napoléon Audet.

Au centre, la première église Saint-Alphonse-d’Youville, rue Crémazie (Courtoisie : La Presse (photo fournie par Stéphane Tessier))

L’année suivante, c’est au tour de la paroisse Sainte-Cécile de voir le jour. La paroisse Saint-Vincent-Ferrier apparaît en 1919. D’autres paroisses suivent, comme Saint-Berthélemy et Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus.

On doit répondre, à cette époque, à d’autres besoins. Par exemple, s’érige alors la caserne de pompiers 37, que l’on retrouve à l’angle des rues Jarry et Saint-Hubert, en 1912. Elle comprenait également un poste de police à l’origine. La caserne a vu sa façade réduite et elle a été agrandie à l’arrière pour permettre l’élargissement de la rue Jarry en 1931. Elle est l’œuvre de l’architecte Zotique Trudel et elle est dans le style Beaux-Arts, un courant architectural très populaire au début du 20e siècle pour les bâtiments publics. La grande tour située à l’arrière de l’édifice sert à suspendre les boyaux d’incendie afin de les faire sécher… il s’agit donc d’une tour de séchage! Chose étonnante, la caserne a servi de lieu de culte également. Lors de la création de la paroisse Sainte-Thérèse-de-l ’Enfant-Jésus, en 1926, les premiers services ont été donnés dans le dortoir des pompiers.

Caserne de pompiers 37 (795, rue Jarry Est) (Courtoisie : Stéphane Tessier)

Par souci d’hygiène, plusieurs bains publics apparaissent, comme celui du 7075, rue Saint-Hubert, construit en 1910. Situé dans La Petite-Patrie, il permettra aux résidents du secteur, dont ceux de Villeray, d’avoir accès à des équipements d’hygiène puisque plusieurs logements ne possèdent pas encore de bains ni de douches.

Bain Saint-Denis (7075, rue Saint-Hubert) (Courtoisie : Archives de la Ville de Montréal)

Villeray s’urbanise rapidement, et la Ville de Montréal cherche alors à doter le secteur de plus de verdure. Elle loue, en 1925, puis achète, en 1945, un espace pour créer un parc : le parc Jarry. On l’établit sur une terre ayant appartenu à Stanley Clark Bagg, l’un des plus grands développeurs fonciers de Montréal. On y retrouvait auparavant une ferme et une carrière.

En plein développement, Villeray attire les Clercs de Saint-Viateur, qui achètent en 1913 une propriété pour y ériger l’Institut des sourds et des muets, au 7400, boul. Saint-Laurent. La construction de ce bâtiment se termine en 1921. L’institut s’installe sur une partie de la terre de la famille Bagg. La pierre servant à son érection provient de la carrière qui occupait une partie du territoire qui allait devenir le parc Jarry. Les ouvriers qui érigent l’édifice sont sourds et muets. Les Clercs de Saint-Viateur se font construire, dans Villeray, une résidence par l’architecte Zotique Trudel en 1931, soit au 660, rue Villeray Est.

Ancienne résidence des Clercs de Saint-Viateur maintenant devenue la Maison du quartier Villeray (660, rue Villeray) (Courtoisie : Stéphane Tessier)

La rue Saint-Denis est architecturalement une illustration concrète de l’urbanisation dans Villeray. Les constructions majoritairement résidentielles sont faites de composantes préfabriquées. Plusieurs éléments faits en série en manufactures sont commandés par catalogue : les escaliers, la brique, les devantures coiffées de parapets ornementés, les vitraux, les bas-reliefs… Ces constructions « plex » sont en rangées et comptent deux à trois étages, ce qui contribue à la grande densité de la population. La rue Saint-Denis transforme le visage de Villeray, qui devient le lieu où résident des locataires cols blancs et cols bleus. On parle alors d’une banlieue-dortoir, comme une partie des résidents travaillent à l’extérieur du quartier grâce au tramway.

Rue Saint-Denis et sur d’autres artères importantes de Villeray, on retrouve une particularité bien montréalaise : plusieurs plexs comprennent un rez-de-chaussée où réside le propriétaire, alors que les étages sont habités par des locataires, ce qui crée une nouvelle mixité sociale. Les coins de rue de ces artères sont aussi le lieu où l’on trouve des commerces de proximité dont les portes sont en angle.

Exemple de plex où logeait le propriétaire au rez-de-chaussée (Courtoisie : Stéphane Tessier)

La crise économique des années 1930 mettra un frein au développement et à l’urbanisation à travers le pays et notamment à Villeray. Le nombre de constructions domiciliaires chute drastiquement. Quelques projets de travaux publics pour combattre les effets du chômage permettent de voir apparaître le Marché Jean-Talon, nommé à l’époque « Marché du nord » et inauguré en 1933.

Le Marché Jean-Talon à l’époque du Marché du nord (Courtoisie : Archives de la Ville de Montréal)

L’urbanisation et l’augmentation de la population reprennent lors du redémarrage de l’économie entraîné par la production de guerre des années 1940. Puis, lors des années 1950-1960, le Babyboom entraîne une grande demande de logements. La population de Villeray passe de 66 000 en 1951 à 80 000 en 1961. L’urbanisation reprend à la suite de la guerre dans la partie située à l’est de la rue Saint-Hubert, qui était alors toujours à vocation agricole. Villeray s’est urbanisé sur deux périodes : la première, qui s’étend de la fin du 19e siècle jusqu’à la crise économique des années 1930; puis une deuxième, à partir des années 1950. Le cachet et la couleur du quartier Villeray sont un héritage de la première période d’urbanisation.


Ce texte de la série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est II a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins du Cœur-de-l’Île. Recherche et rédaction : Stéphane Tessier, conférencier, conteur, animateur-historique, guide et chercheur.