Dispensaire des Sœurs Grises, années 1950 (Archives de la Ville d’Anjou).

UNE HISTOIRE DE LA VILLE D’ANJOU… AVANT ANJOU !

En 1955, des démarches sont entreprises pour fonder une ville sur le territoire de la municipalité de paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice. Il faut dire que cet espace encore très rural avant la Deuxième Guerre mondiale connait d’importantes transformations après 1945. À cette époque, la population montréalaise et plus largement nord-américaine développe un appétit pour le mode de vie en banlieue. Ce nouveau mode de vie entraîne un phénomène d’étalement urbain qui nécessite des terres non habitées pour la construction de maisons unifamiliales, l’agrandissement des rues et, bientôt, la création de centres commerciaux. Dans ce contexte, le territoire de la municipalité de paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice va se transformer en quartier suburbain.

Symboliquement, cette mutation peut être retracée à l’automne 1955 lorsque le conseil de municipalité choisit le nom de Ville d’Anjou pour leur nouvelle ville. Deux histoires sont avancées pour expliquer cette décision. La première veut que Marcel Sylvestre, un habitant de Saint-Léonard-de-Port-Maurice, ait proposé le nom d’Anjou après son passage dans cette région française comme soldat lors de la Deuxième Guerre mondiale. La deuxième soutient plutôt que cette appellation est choisie en raison du fait que de nombreuses familles françaises qui ont peuplé le Québec provenaient de l’ouest de la France, notamment de la région d’Anjou. Quoi qu’il en soit, le 23 février 1956, le territoire de la municipalité de paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice, soit les lots 410 à 505, devient la municipalité de Ville d’Anjou. Le nom de cette nouvelle ville qui rappelle l’origine des premiers colons français nous invite à nous interroger sur ce qu’il y avait à Ville d’Anjou avant Anjou.

La colonisation de l’île de Montréal s’est faite à partir des rives du fleuve Saint-Laurent et de la rivière des Prairies. Dans les années 1670, la Compagnie de Saint-Sulpice – qu’on appelle plus communément les Sulpiciens – vont donner une impulsion au déploiement de la population sur l’île en concédant des terres à l’extérieur de Ville-Marie (le Vieux-Montréal actuel). Il faut toutefois attendre le 18e siècle pour que des terres à l’intérieur de la partie est de Montréal soient concédées. En 1707, la Côte Saint-Léonard est cédée et la même année la montée Saint-Michel est ouverte. Cette dernière est l’un des premiers chemins à lier le nord au sud de l’île. Malgré ces premiers développements, le nord-est de l’île reste très peu habité et il faut attendre la poussée démographique du 19e siècle avant que ce territoire commence réellement à se développer.

Entre 1860 et 1901, la population sur l’île de Montréal passe de 100 723 à 324 880 habitants. Cette hausse démographique entraîne la création de nouvelles paroisses et c’est dans ce contexte que le 21 novembre 1885 la paroisse Saint-Léonard-de-Port-Maurice est érigée canoniquement. Créé à partir de portions du territoire des paroisses de Sault-au-Récollet et de la Longue-Pointe, le nom Saint-Léonard-de-Port-Maurice rappelle la mémoire de saint Léonard, canonisé en 1867 et originaire de Porto-Maurizio en Italie. Deux ans plus tard, en 1887, Saint-Léonard-de-Port-Maurice est constituée en municipalité de paroisse. Elle devient ainsi une municipalité locale légalement constituée. Cette dernière est pour l’essentielle rurale bien qu’un petit noyau villageois se forme autour de l’église paroissiale inaugurée en 1889. À l’instar des nombreuses municipalités locales qui voient le jour dans la deuxième moitié du 19e siècle, Saint-Léonard-de-Port-Maurice suit la même tangente lorsque ses dirigeants décident de l’incorporer en municipalité de ville le 5 mars 1915.

Ferme sur le territoire de la future Ville d’Anjou (Archives de la Ville d’Anjou.).

Cette transformation de statut doit se comprendre au regard d’une loi promulguée en 1845 qui entraîne la création de deux types de pouvoir public local au Bas-Canada : la municipalité de paroisse et la municipalité de ville. La différence entre l’une et l’autre tient au fait que la municipalité de paroisse se voit accorder des pouvoirs qui touchent aux questions rurales tandis que la municipalité de ville a des pouvoirs qui touchent aux préoccupations urbaines. L’incorporation en ville de Saint-Léonard-de-Port-Maurice annonce donc la volonté de ses dirigeants à développer et urbaniser le territoire. Cette décision est pourtant loin de faire l’unanimité. Antoine Pigeon, Godfroid Defoy, fils, Gustave Pépin, Léon Léonard, Ferdinand Vanier et Joseph Robert – tous cultivateurs propriétaires – font paraître dès 1915 dans la Gazette officielle de la province de Québec un avis pour : « […] demander la passation d’un bill à l’effet d’amender le chapitre 105 du Statut V, Georges V, loi constituant en ville, la municipalité de Saint-Léonard-de-Port-Maurice […] [pour] former une municipalité indépendante, sous la direction et l’autorité du Code Municipal, de la province de Québec, sous le nom de la Municipalité de la paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice […] » Malgré l’opposition du conseil de ville, le projet porté par les cultivateurs cités plus haut est approuvé le 16 mars 1916. Dès lors, le territoire de la paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice se divise en deux : une partie s’appelle la ville de Saint-Léonard-de-Port-Maurice et l’autre la municipalité de paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice. Cet amendement, quarante ans avant la fondation de la Ville d’Anjou, donne une existence légale au territoire de la future ville. En effet, la municipalité de paroisse est constituée des mêmes lots que ceux qui forment la Ville d’Anjou.

Le refus de s’incorporer en ville par une partie des habitants de Saint-Léonard-de-Port-Maurice est motivé par la peur que de grands travaux tels la construction d’un aqueduc et d’un grand boulevard entraînent une hausse importante des taxes municipales. Fondamentalement, revenir à un statut de municipalité de paroisse indique la volonté des habitants de ce territoire à conserver leur mode de vie rurale.

Il ne faut pas pour autant considérer que le mode de vie rurale est contraire au développement technique et à la modernité. Peu le savent, mais Arthur Sicard, le célèbre inventeur de la souffleuse à neige, est né dans la paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice et, surtout, c’est le contexte rural dans lequel il a grandi qui lui a inspiré son invention. Très tôt orphelin, Sicard doit se trouver du travail. Habitant une ferme, il s’occupe d’abord d’un troupeau de vaches avant d’assurer la livraison de lait à Montréal. À cette époque, il constate qu’en hiver les voyages sont souvent difficiles et lors de tempêtes il ne peut même pas se rendre dans la métropole. À cette époque, il se lance à la recherche d’un moyen pour déneiger plus efficacement les chemins; notamment en profitant de la force des moteurs à essence. Lors d’un été où il participe aux récoltes dans une ferme voisine, il observe le fonctionnement d’une moissonneuse-batteuse et une idée lui vient. Arthur Sicard veut reprendre le principe de la moissonneuse-batteuse non pas pour récolter du blé, mais de la neige. Malgré les belles promesses de son prototype, Sicard n’a plus d’argent et faute d’investisseurs, il doit mettre son projet sur pause. Ce n’est qu’en 1924, à l’âge de 48 ans, qu’il peut reprendre son projet. Finalement, trois ans plus tard, il réussit à vendre sa première souffleuse à la Ville d’Outremont et en 1930 c’est la Ville de Montréal qui lui achète ses premières souffleuses. Aujourd’hui, encore, son invention est utilisée pour déneiger les rues de villes nordiques un peu partout dans le monde.

Arthur Sicard, le célèbre inventeur de la souffleuse à neige (photo : AHMHM, fonds Micheline Sicard).

Pour la municipalité de paroisse de Saint-Léonard-de-Port-Maurice les années 1920, 1930 et 1940 se caractérisent d’abord par un refus de s’endetter. Cela permet aux futurs Angevins de préserver leur indépendance et ce jusqu’en 2002 contrairement à la grande majorité des villes et municipalités de l’île de Montréal qui voient le jour à la fin du 19e siècle. En effet, ces dernières contractent de grosses dettes et sont contraintes de fusionner à Montréal pour rembourser leurs créanciers. Cette austérité budgétaire n’a pas que de bons côtés. La municipalité ne possède que très peu de services publics et ces derniers sont souvent très peu développés. Par exemple, encore en 1939, le territoire n’est pas desservi par un réseau de transport en commun. La pauvreté est omniprésente sur le territoire de la municipalité tant et si bien que la Congrégation des Sœurs Grises décide d’y envoyer des missionnaires. En 1950, la Congrégation ouvre un dispensaire (un établissement de santé où l’on offre gratuitement des soins et des remèdes). La même année est marquée par la création de la première paroisse de la municipalité, soit la paroisse de Saint-Conrad. On sait que sur une période de cinq ans, pas moins de 1700 repas ont été offerts aux paroissiens.

Comme nous l’avons mentionné en introduction, les années 1950 sont annonciatrices de grands changements. La création de la ville d’Anjou entraîne une rapide urbanisation du territoire. Au début des années 1980, la ville atteint une population de 37 000 habitants et 50 % de son territoire est urbanisé. L’histoire rurale d’Anjou apparaît belle et bien comme une chose du passé.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins de Mercier-Est–Anjou.
Recherche et rédaction : Atelier d’histoire Mercier−Hochelaga-Maisonneuve.