Michel Rabagliati (photo : EMM)

UN CAFÉ AVEC… MICHEL RABAGLIATI

Pour notre deuxième papier de la série mensuelle « Un café avec… », nous vous proposons une rencontre en toute simplicité avec nul autre que le grand bédéiste montréalais Michel Rabagliati, qui, à l’instar de son fameux personnage Paul, a grandi dans Rosemont et Saint-Léonard, deux quartiers qu’il a magnifiquement et maintes fois illustrés dans le cadre de son œuvre.

L’entrevue s’est déroulée fin août dans un parc du Plateau Mont-Royal, à proximité de son atelier, alors qu’il revenait tout juste d’approuver des épreuves d’imprimerie pour son nouveau bébé « Paul à la maison » qui sortira en librairie le 14 novembre prochain. Rencontre avec un auteur attachant, brillant, et profondément humain.

Est Média Montréal : Si on se fie aux aventures de Paul, personnage que vous avouez en grande partie autobiographique, vous avez passé votre enfance dans le quartier Rosemont. Qu’en est-il exactement?

Michel Rabagliati : J’ai effectivement vécu toute ma petite enfance dans un logement au coin de la 20e avenue et de Bélanger, à la limite du quartier Saint-Michel. À l’époque, au début des années 1960, c’était un secteur flambant neuf où habitaient de nombreuses familles. J’adorais le coin justement parce que c’était rempli d’enfants, il y avait vraiment beaucoup de vie aux alentours, ce qui en faisait un quartier chouette pour le ti-cul que j’étais.

EMM : Est-ce que votre belle-mère habitait vraiment la porte à côté de chez vous, comme dans vos bouquins?

MR : Absolument! Comme on voit dans Paul au parc, la mère de mon père habitait sur le même étage que nous, donc je passais d’un appartement à l’autre à ma guise. C’était fantastique parce que j’adorais ma grand-mère. Mais parfois ça faisait suer ma mère qui trouvait que la belle-maman était pas mal trop proche, pour elle ce n’était pas toujours une situation idéale mettons (rires).

EMM : Vous avez fréquenté les écoles du quartier?

MR : Oui. L’école Sainte-Bernadette, dont je garde de beaux souvenirs, et par la suite la polyvalente Joseph-François-Perrault, qui était quand même à 3 ou 4 km de chez moi et que je marchais la plupart du temps, même pour aller diner car ma mère était à la maison. Ça faisait mon affaire en fait parce que j’étais plutôt du type solitaire, je n’étais pas un garçon qui avait plein d’amis, je détonnais du lot avec mes cheveux longs et mon air frêle; je ne faisais pas de sport, je dessinais tout le temps, j’étais en marge quoi.

EMM : Donc ça ne semblait pas une période très palpitante question de vie sociale…

MR : Pas vraiment. Au secondaire, j’étais souvent victime de taxage. C’était l’époque où tout le monde faisait du karaté, voyez le genre, et ça se pratiquait sur moi… Mais j’avais quand même bon caractère et je vivais avec ça.  À un certain moment, par contre, j’ai commencé à avoir vraiment peur de quelques-uns assez agressifs, et là ça devenait de plus en plus invivable. Alors j’ai demandé à mes parents de me changer d’école.

EMM : C’est ce qui est arrivé?

MR :  Oui. Mes parents m’ont inscrit au Collège Ville-Marie (institution privée). J’y suis allé un an et ensuite nous avons déménagé à Saint-Léonard parce que mes parents ne s’entendaient plus avec le propriétaire du logement, et aussi, je soupçonne que ma mère voulait changer d’air et retrouver une plus grande intimité en s’éloignant de ma grand-mère. Je suis alors retourné dans le public à l’école Antoine-de-Saint-Exupéry.

EMM : C’était mieux?

MR : Tellement! Le jour et la nuit. C’est là que je me suis fait vraiment des amis, c’était le fun, je me sentais bien à cet endroit. J’y ai rencontré ma première blonde Josée. On formait un beau couple d’adolescents. On profitait beaucoup de la ville à cette époque, nous visitions des musées, allions voir plein d’événements culturels, plus souvent qu’autrement gratuits car nous n’avions pas une cenne (rires), on explorait beaucoup. C’était de très belles années.

EMM : Et après le secondaire?

MR : C’est le début des cours de graphisme, de la vie adulte. Je pars en appart, je me sépare de Josée et plus tard je rencontre Carole, avec qui je passerai 30 ans de ma vie. En fait, ceux qui ont lu les Paul connaissent bien mon histoire. Mon éditeur me dit parfois « on devrait faire une monographie de toi ». Allo!! C’est parce que toute ma vie est dans mes albums! J’ai pu rien à ajouter! (rires).

EMM : Donc les histoires de Paul, c’est vraiment votre vie, 100 %?

MR : Le gros des événements dans les albums c’est du vrai. Ce qui peut être différent, c’est la séquence de ces événements dans le temps. Mais en général, je peux dire que tout ce qui se retrouve dans cette série d’histoires est vraiment arrivé et s’est passé comme je l’expose. Je n’aime pas la fiction comme auteur, moi, ça me prend des événements vrais. Je suis un gars de Montréal qui n’aime pas tellement les voyages, je n’ai pas vraiment le sens de l’aventure, donc c’est pourquoi les affaires de Paul se passent toujours autour, dans Rosemont, dans Ahuntsic et sur la rue Fleury par exemple, pour le prochain album. Il faut que l’environnement soit vrai, que mes histoires le soient tout autant, sinon je n’y crois pas et je perds tout intérêt. Je pourrais faire partir Paul en Thaïlande, mais ça ne me tente pas de faire ça.

EMM : Vous avez encore beaucoup d’histoires en banque?

MR : J’avoue qu’il y a une certaine quantité de matière, mais c’est évidemment une source qui se tarit. Avec le prochain album, Paul à la maison, qui se passe en 2012, il n’y aura plus grand-chose à dire pour un bout je crois car ma vie n’est quand même pas remplie de péripéties. Il va sûrement y avoir un long break avant un autre Paul.

EMM : Donc, dans le prochain album, les gens vont découvrir un Paul quand même pas mal plus vieux…

MR : En effet, Paul vieillit! Sa vie a beaucoup changé et on le retrouve quelque 15 ans plus tard depuis le dernier livre. Il est séparé depuis un an, sa fille part en Angleterre, sa mère va mourir, on le voit très seul, dépressif, et tout cela est toujours vrai.

EMM : N’est-ce pas un peu sombre comme arrière-plan?

MR : C’est définitivement le Paul le plus dark à ce jour. Mais comme d’habitude, j’ai aussi beaucoup d’autodérision dans ces pages et plein de passages vont faire rigoler les gens, même si la période que vit Paul n’est pas jojo. Je parle notamment des médicaments que je prends, de ma machine pour l’apnée du sommeil, je visite le médecin, le dentiste pour un implant, je parle des banques qui me font suer. Je vais assez loin dans mon intimité, c’est une période où je ne me trouve plus beau, où je me sens déprimé.

EMM : L’album a dû être difficile à faire?

MR : Il a été dur parce que je n’avais pas beaucoup de recul. C’était un peu la même chose quand j’ai écrit Paul à Québec, cinq ans après la mort de mon beau-père. Mais en même temps, ces émotions sont payantes parce qu’elles touchent plus facilement les gens. Plusieurs lecteurs vivent ou ont vécu des situations semblables, bien évidemment.

EMM : Vous avez pris deux ans à produire cet album, n’est-ce pas un peu masochiste de revivre longuement des événements qui vous ont éprouvés?

MR : C’est vrai que je me suis rentré un petit peu le poignard dans le ventre. Il est arrivé qu’à l’atelier je me retourne du regard de mes collègues parce que je revivais ma séparation par exemple et des larmes surgissaient. C’est inévitable quand tu embarques dans un projet comme ça et que tu restes honnête. Par contre l’inverse est aussi vrai. Quand je dessine des choses plus heureuses qui se sont passées dans ma vie, ça me rend heureux parce que je les revis en dessinant. C’est comme ça.

EMM : On dit de Michel Rabagliati qu’il est un amoureux de Montréal, même que certains vous perçoivent aujourd’hui comme un ambassadeur de la métropole. Il est vrai que vous dessinez souvent la ville avec beaucoup de détails, cet aspect de votre travail est-il une préoccupation constante dans votre œuvre?

MR : Oui et non. Encore une fois, j’ai avant tout le souci « du vrai » dans mes histoires. La reproduction de certains environnements physiques qui jouent un rôle important dans le scénario demande que je dessine avec beaucoup de détails et le plus fidèlement possible certaines rues par exemple, ou des bâtiments, des bouts de quartiers, des commerces, des places publiques que les gens peuvent reconnaître. J’adore ce côté de mon travail et je crois que les gens qui lisent Paul aiment bien aussi.

EMM : Ambassadeur de Montréal?

MR : Hahaha… Je dirais oui dans un sens parce Paul parle, en général, en bien de sa ville, même s’il a écorché passablement l’architecture résidentielle plutôt poche de Saint-Léonard! Mais sans la glorifier plus qu’elle ne le mérite. Quand Paul se promène dans les rues de Montréal, il y a des beaux bouts et des endroits plutôt laids, c’est disparate. Comme le boulevard Métropolitain, c’est bien affreux mais en même temps j’ai une tendance morbide à l’inclure souvent dans mes histoires… Montréal, c’est plein de beaux bâtiments, de beaux monuments, de beaux espaces publics, mais c’est aussi un mélange de plywood, de vinyle, d’aluminium, de béton, c’est diversifié, parfois beau, parfois moins beau. Si je dessinais la ville de Québec ce serait sûrement différent, plus joli… Montréal, c’est comme sa population, c’est un métissage de textures, de personnalités, de couleurs, et c’est l’environnement urbain dans lequel évolue Paul.

EMM : L’industrie littéraire et le public s’entendent généralement pour dire que vous avez donné un second souffle à la BD québécoise au début des années 2000. Quelle est votre vision quant à l’impact de Paul dans le monde de la BD?

MR : Pour être honnête, je ne croyais pas que Paul aurait autant de succès. Au début des années 1990, c’était l’hécatombe dans le milieu de la BD un peu partout dans le monde, et particulièrement ici. Tous les magazines fermaient un après l’autre, Croc, Titanic, etc. Mais en même temps est arrivée la nouvelle vague qui proposait plus des histoires pour adultes, des romans graphiques, on était moins dans l’humour. La pierre angulaire de ce mouvement a certainement été l’œuvre Maus de Art Spiegelman, gagnant du Prix Pulitzer en 1992. La donne a alors changé, la mode était à la forte pagination, à la qualité de l’histoire, à l’émotion, au noir et blanc… de nouveaux éditeurs ont aussi émergé, et moi, tout ça m’allumait énormément. C’est cette nouvelle vague qui a rallumé ma flamme d’auteur de BD, alors que je consacrais à l’époque tout mon temps à ma carrière de graphiste et d’illustrateur.

EMM : Donc l’impact de Paul…?

MR : (rires) oui oui, j’y arrive. Alors le premier bouquin, Paul à la campagne, c’était un 24 pages d’essai. La première édition, que j’ai toujours, c’était 12 exemplaires photocopiés, que j’ai donné à ma famille et quelques amis! Ensuite, La Pastèque (éditeur), qui débutait à ce moment-là, s’est intéressée à mon travail et a décidé d’imprimer 500 copies… L’album a été bien accueilli, j’ai gagné le Prix Harvey (NDRL : meilleur nouveau talent en Amérique du Nord) et a suivi un deuxième album, Paul a un travail d’été, qui a connu un beau succès en librairie en plus de remporter plusieurs prix dans l’industrie. La suite, eh bien on la connait, les autres albums se sont bien vendus au Québec et sont maintenant traduits en quelques langues, Paul à Québec a remporté le prix du public au Festival d’Angoulême en 2010, etc. L’impact? Eh bien je crois que Paul a certainement collaboré à la réussite de La Pastèque, qui a pu décoller grâce au succès de la série. Je crois aussi que cela a servi de catalyseur pour plusieurs auteurs et éditeurs québécois de BD, et certainement stimulé le roman graphique québécois. Et je suis fier de tout ça.

EMM : Est-ce qu’on peut vivre de cet art au Québec?

MR : (réflexion…) Je dirais que pour un gars comme moi, oui. C’est-à-dire pour quelqu’un qui n’a pas besoin de chalet, qui dépense peu, qui achète une paire de jeans aux trois ans, qui ne va pas tous les jours au resto, qui se déplace en scooter, ça se peut (rires).

EMM : Vous êtes le plus prolifique auteur de BD de l’histoire du Québec, vous gagnez certainement bien votre vie quand même?

MR : Sérieusement, je ne suis pas à plaindre, mais on ne devient pas riche en faisant de la BD pour autant. Je calcule qu’avec en moyenne 15 000 albums vendus par année (NDRL : les auteurs récoltent généralement entre 10 % et 15 % des ventes), ainsi que du travail en parallèle, je m’en tire bien. Mais ce n’est pas la vie des gens riches et célèbres. Pour ça il faudrait que je vende beaucoup en Europe, mais ce n’est pas le cas, même si j’ai tout de même une assez bonne notoriété dans le milieu là-bas.

EMM : Pourquoi l’univers de Paul est si attachant aux yeux du public, selon vous?

MR : C’est un « monsieur tout le monde », un gars qui a un caractère neutre. En fait il n’est pas très « gars » en réalité, genre Cage aux Sports et testostérone, il est même plutôt féminin. Il transmet facilement les émotions et ça parle au gens. J’ajouterais que le fait que les histoires se passent ici au Québec, à Montréal, que le niveau de langage est de style populaire, plus parlé que littéraire, que les événements sont relativement communs, tous ces éléments expliquent aussi, et probablement, pourquoi les lecteurs sont attachés au personnage. Je crois que Paul se rapproche beaucoup de la réalité des gens, en général.

EMM : Qu’est-ce qui est plus important pour Michel Rabagliati, l’histoire ou le dessin?

MR : C’est vraiment l’histoire. J’ai renoncé à devenir un grand dessinateur comme Franquin. Mais je suis quand même fier d’avoir développé mon propre système graphique, un peu comme l’ont fait Schulz (Peanuts) et Quino (Mafalda). Ce n’est pas le dessin ni la virtuosité qui crée une bonne histoire. En ce qui me concerne, j’ai toujours en tête qu’est-ce que je veux raconter, et non qu’est-ce que je veux dessiner.

EMM : Avez-vous des projets particuliers dans un proche avenir?

MR : Pas vraiment. Après deux ans et demi de travail, souvent difficile émotionnellement, pour sortir Paul à la maison, je pense que je vais digérer un peu tout ça dans les prochains mois, quoiqu’il y a la promo qui s’en vient bientôt. Ceux qui ont lu le livre me disent souvent que cela ressemble à une fin de cycle. Ça se pourrait. J’ai comme envie de laisser dormir un peu l’univers de Paul pour y revenir dans assez longtemps, peut-être cinq ou six ans. Mais pour le moment, pas de nouveaux projets à l’horizon. Je vais prendre ça « cool » comme on dit!

EMM : Cheers, mon cher!