POINTE-AUX-TREMBLES ET LE MOUVEMENT PATRIOTE (1834-1846)
Si le mouvement patriote correspond à une période historique abondamment documentée au Québec, qui aura bien sûr marqué à jamais l’évolution du peuple québécois, peu d’événements ayant un lien avec le village de la Pointe-aux-Trembles à cette période trouble, ou ses occupants, sont répertoriés et mis de l’avant dans les ouvrages historiques destinés au grand public. Pourtant, les Pointeliers de l’époque étaient loin d’être passifs dans le mouvement, comme le démontre l’intéressante étude de l’Atelier d’histoire de la Pointe-aux-Trembles (AHPAT) rééditée en 2009, intitulée « Le mouvement patriote à la Pointe-aux-Trembles 1834-1846 » et réalisée par Pierre Desjardins.
Le contenu de cet article est tiré intégralement, ou presque, de ce précieux ouvrage, avec la permission de son auteur et de l’AHPAT.
Brève genèse du mouvement patriote
Sous le régime français, rappelons-le, les institutions démocratiques étaient pratiquement inexistantes au Canada. Les premières « constitutions » qui suivirent la conquête anglaise, soit la Proclamation royale de 1763 et l’Acte de Québec de 1774, introduisirent des structures administratives autoritaires. C’est à la suite de la Révolution américaine et de l’exode des Loyalistes, qui avaient connu dans les colonies américaines des chambres d’assemblées électives, que la vie parlementaire fut introduite par l’Acte constitutionnel de 1791.
Afin d’éviter que la démocratie ne permette la domination « française » sur les Loyalistes et les Britanniques par le simple jeu démographique, le territoire fut alors divisé en deux colonies distinctes : le Bas-Canada, où les Canadiens étaient majoritaires; et le Haut-Canada, terre pratiquement exclusivement britannique. Chacune de ces deux colonies jouissait de sa propre chambre d’assemblée élective chargée de passer des lois, de lever des impôts et de voter le budget. Cependant chaque colonie comptait également un Conseil législatif dont les membres étaient nommés par le gouverneur et qui devait ratifier les lois avant leur entrée en vigueur. Le Conseil exécutif (les ministres) était également composé de personnes nommées par le gouverneur et n’ayant pas de lien avec la Chambre d’assemblée. Le gouverneur pouvait également refuser la sanction royale ou en référer à Londres sur les grandes questions.
Nonobstant ces limites considérables, le Bas-Canada fut initié à la vie démocratique et parlementaire et y prit goût! Rapidement, cependant, les tensions entre la Chambre d’assemblée d’une part et le gouverneur et ses partisans connus sous le nom de bureaucrates (essentiellement les marchands anglais) d’autre part, s’intensifièrent. La spéculation sur les terres de la Couronne échappant au système seigneurial fut permise par Londres, à l’encontre des pouvoirs de la Chambre d’assemblée. La corruption et le népotisme se répandirent de différentes façons au sein même du système. La Chambre depuis toujours cherchait à faire disparaître ces abus. Mais son contrôle sur le gouvernement était alors illusoire.
Après trente ans de vie parlementaire et de luttes constitutionnelles, Louis-Joseph Papineau, orateur de la Chambre d’assemblée, juriste et homme de grande culture, estimait que le mépris avait assez duré et que l’heure était aux réformes radicales.
Il produisit donc un manifeste qu’il déposa à la Chambre d’assemblée, à Québec, le 17 février 1834. Connu sous le nom de «92 résolutions», ce texte est fondamental dans l’histoire politique du pays. Il dénonçait les abus de l’oligarchie, demandait le rappel du gouverneur Aylmer, revendiquait le principe électif des conseils législatif et exécutif, et faisait l’éloge du modèle de gouvernement de nos voisins du sud. Habile stratège, Papineau va rechercher l’appui populaire à son projet afin de convaincre Londres d’y donner suite.
Papineau va créer en janvier 1834 le premier authentique parti politique de notre histoire: le Parti patriote. Ce parti aura des ramifications dans toute la population grâce à ses comités de paroisses. De plus, Papineau va mobiliser la population en tenant de février à juin 1834 une série de grandes assemblées publiques de comtés. Ce travail d’animation politique porta fruit et permit à Papineau et au Parti patriote, qui avaient fait des 92 résolutions l’enjeu électoral de l’élection du 15 octobre 1834, de remporter une victoire écrasante, arrachant 77 des 88 sièges.
Lorsqu’elle arriva enfin, la réponse de Londres aux demandes du Parti patriote prit la forme des Résolutions Russell, du nom de Lord John Russell, déposées au parlement de Londres le 6 mars 1837 et qui constituaient une fin de non-recevoir des revendications des Patriotes. En août, on assistait à une dernière impasse entre le gouverneur et la Chambre. Celle-ci siégea alors pour la dernière fois. Le vrai débat se fera hors de la Chambre, directement avec la population.
Papineau et les Patriotes reprirent leur stratégie de mobilisation populaire en tenant des assemblées monstres dites anticoercitives, à l’occasion desquelles on dénonçait le projet de Résolutions Russell, on renouvelait l’appui à Papineau, on enclenchait des mesures de boycott et on préparait une convention.
Par ailleurs, le 5 septembre, à la suite d’une invitation publiée dans les journaux La Minerve et The Vindicator, des centaines de jeunes gens se réunirent dans la grande salle de l’Hôtel Nelson pour fonder l’Association des Fils de la Liberté, inspirée des Sons of Liberty de la Révolution américaine. Le but officiel de l’association était « de promouvoir l’éducation politique des jeunes ». Ses activités seront rapidement plus qu’éducatives et tendront plutôt à faire contrepoids à celles du Doric Club des bureaucrates.
Le 23 octobre 1837, les Patriotes et leurs opposants tenaient des assemblées très importantes et lourdes de conséquences. Alors que les 23 et 24 octobre, les Patriotes tenaient la célèbre assemblée des Six Comtés, les Loyalistes se réunissaient au Tattershall de Montréal le 23. De part et d’autre, le ton monta. Présidée par Wolfred Nelson, l’assemblée des Six Comtés consacra le triomphe populaire de Papineau, mais le discours par des éléments plus radicaux comme Nelson, dont il ne partageait pas les propos et qui invitait le peuple « à fondre ses cuillères pour en faire des balles », trouvait également preneurs. Au Tattershall, les orateurs Molson, McGill et Moffat quant à eux en appelèrent aux armes contre les Patriotes.
À la fin de d’une assemblée des Fils de la Liberté, le 6 novembre, les membres du Doric Club attendaient à proximité et une violente bagarre éclata rue Saint-Jacques où les Loyalistes l’emportèrent, la garnison restant passive. Plusieurs patriotes furent blessés dont T. S. Brown; les bureaux du Vindicator furent saccagés et même la maison de Papineau fut assiégée.
Le gouvernement britannique était alors à ce moment décidé à agir et à porter un grand coup: arrêter les 26 leaders patriotes les plus mobilisateurs et populaires, en les accusant du crime de haute trahison. Prévenus des intentions du gouverneur, plusieurs réussiront à s’enfuir avant l’exécution des mandats d’arrestation. Les Pointeliers joueront d’ailleurs un rôle décisif dans la fuite de plusieurs d’entre eux.
S’ensuivront, par la suite, sans entrer dans les détails bien sûr, les fameuses batailles de Saint-Denis – la seule gagnée par les Patriotes – et celles notamment de Saint-Charles et Saint-Eustache. C’est alors la débandade des leaders du mouvement qui décident pour la plupart de fuir aux États-Unis. Après une autre tentative avortée de reprendre le territoire par les militants patriotes les plus extrémistes, les soi-disant « procès » mèneront à la pendaison de plusieurs Patriotes ou à leur extradition à l’étranger.
Pointe-aux-Trembles à cette époque
Le recensement de 1825 fut le dernier réalisé à la Pointe-aux-Trembles avant les soulèvements de 1837 et 1838. Il permet de dresser un portrait assez juste de la réalité socio-économique et démographique de la Pointe-aux-Trembles d’alors.
La paroisse comptait ainsi 1 004 résidents répartis entre la côte Saint-Léonard (186), la côte de la Pointe-aux-Trembles (633) et le village (185). On comptait 146 chefs de famille dont 4 anglophones, pour une moyenne de 7 personnes par maison. Des 137 maisons habitées, 36 étaient de pierre et 101 de bois. Les hommes de 18 à 60 ans incorporés aux milices ou sujets à marcher lors d’une invasion étaient au nombre de 268.
Le village de la Pointe-aux-Trembles comprenait une trentaine de maisons habitées par près de 200 personnes. C’était un authentique village, construit sur l’emplacement de l’ancien fort, avec des rues, des commerces, des artisans, des auberges, l’église et le presbytère, le couvent des Dames de la Congrégation, l’école des garçons et un embarcadère où les navires à vapeur faisaient escale. La paroisse de la Pointe-aux-Trembles faisait partie du comté de Montréal (l’île sans la ville!) qui élisait deux députés à la Chambre d’assemblée.
Principaux événements et acteurs liés à la Pointe-aux-Trembles*
- Dans le cas du comté de l’île de Montréal auquel appartenait la Pointe-aux-Trembles, la première assemblée de comté des Patriotes se tiendra le 2 avril 1834 sur la rue Principale, à Saint-Laurent, chef-lieu du comté. C’est un Pointelier, Jean-Baptiste Cadieux, cultivateur, aubergiste et capitaine de milice, qui appuiera la résolution recommandant la création de comités. Il proposa une liste de noms dont 7 membres formeront le Comité central, les autres siégeant à divers comités. Les Pointeliers suivants figuraient sur cette liste : le Dr Deschambault; Jean-Baptiste Cadieux; Urbain Brien dit Desrochers père, sculpteur; François Malo, aubergiste; Urbain Brien dit Desrochers 2 fils, sculpteur; Magloire Dubreuil; Charles Laporte; et Charles Brunet.
- Les Pointeliers participeront à une autre assemblée tenue à Saint-Laurent. C’est dans le journal La Minerve du 11 mai que la population fut convoquée à cette assemblée, selon les habitudes de l’époque, par avis public signé par une longue liste de notables. Parmi ces signataires, on retrouvait les noms des Pointeliers Urbain Desrochers, Jean-Baptiste Cadieux, François Malo, Joseph Laporte, Jacques Beaudry, Joseph Blais et Pierre Dubreuil. Après un long discours de L.J. Papineau, l’assemblée adoptait 13 résolutions dont plusieurs proposées par des gens de chez nous. Urbain-Brien Desrochers proposa que « vu que le revenu dont nos oppresseurs veulent (…) s’emparer se prélève principalement sur les rhums et eaux de vie, sur les vins, les thés, les sucres et les tabacs régulièrement importés et payant des droits d’entrée aux douanes; que le bonheur public et privé serait grandement promu par l’abstinence des vins et des spiritueux et que nous la recommandons fortement à nos concitoyens; qu’en second lieu, nous recommandons à ceux qui ne souscriront pas à l’abstinence absolue de ces articles de ne faire usage que de ceux qui seront manufacturés dans ce pays; et en troisième lieu, quant à ceux qu’ils ne pourraient se procurer du vin du pays, de faire usage de ceux-là seulement qui auraient été importés en contrebande des États-Unis. »
- L’assemblée de St-Laurent compléta ses délibérations en créant des comités et en en nommant les membres. L’idée d’une convention fut évoquée et on adopta une résolution précisant qu’elle devait regrouper les députés, certains conseillers législatifs et le double de représentants par comté. Un des nôtres, Urbain Desrochers, était au nombre des 13 délégués choisis pour la Convention. Par ailleurs, un comité permanent du comté fut créé; la Pointe-aux-Trembles y sera représentée par Urbain Desrochers, le capitaine J.B. Cadieux, François Malo, le capitaine Dubreuil et Joseph Bruyère. Ce comité prendra le nom de Comité Central Permanent de Montréal (CCPM).
- En réponse à l’invitation du CCPM, les Pointeliers vont s’organiser. Le dimanche 11 juin 1837, après les vêpres, on convoqua une réunion des francs tenanciers à la maison du capitaine J.B. Cadieux, vraisemblablement l’édifice de pierre près de la côte du quai qui deviendra l’Hôtel Laplante 20 années plus tard. Selon le modèle appliqué à Varennes par Amury Girod dont il sera question plus loin, on créa un comité de 13 personnes pour appliquer les résolutions du CCPM. Ce comité réunira : Étienne Fisciau, Louis Reeves, Charles Bazinet, Antoine Janot, François Janot, Louis Beauchamp, François Galipeau, Léon Laporte, Jos Desrochers, J.B. Chalifoux, Magloire Dubreuil, Médard Laporte et Jos Tenant. Les Pointeliers présents s’engagèrent à n’utiliser aucun produit importé d’Angleterre, à inciter les autres à agir de même et à protéger les biens des contrebandiers. On créa également un comité de liaison avec les autres paroisses de Montréal regroupant Louis Reeves, Antoine Janot, Léon Laporte, Joseph Tenant et Médard Laporte.
- NDLR : Tout au long de cette période et jusqu’à la fin de la rébellion, des dizaines de Pointeliers participeront activement à des rencontres du CCPM et plusieurs réunions locales et rassemblements auront lieu à la Pointe-aux-Trembles. Le document Le mouvement patriote à la Pointe-aux-Trembles 1834-1846 de l’AHPAT en fait une excellente nomenclature.
- Après la messe de la Toussaint, le 1er novembre 1837, les jeunes Pointeliers furent invités à la porte de leur église à une assemblée qui se tiendra à l’Hôtel Malo. Environ 160 jeunes auraient répondu à l’appel. Sur une proposition de Marc Campbell appuyée par Modeste Beaudoin, « les jeunes gens de la Pointe-aux-Trembles ne voulant pas être des spectateurs indifférents des actions de nos grands réformistes et des Fils de la Liberté, qui seraient prêts à faire le sacrifice de leur vie pour la liberté du peuple canadien, jugent à propos de former et d’organiser une compagnie de « miliciens du peuple », de se donner des chefs et de s’exercer au maniement des armes. » Treflé Couvret appuyé par Joseph Brodeur proposa qu’en cas de besoin, ces miliciens du peuple prêteraient main-forte aux Fils de la Liberté de Montréal. Charles Reeves appuyé par Xavier Langlois proposa que le dimanche suivant, le 5 novembre, les jeunes se réunissent de nouveau à l’Hôtel Malo pour élire leurs chefs.
- Quant à l’entraînement des miliciens, il ne fait aucun doute qu’il fut assumé par Amury Girod dont il est maintenant temps de faire les présentations avec tous les égards dus à son rôle remarquable. Amury Girod est né en Suisse, à une date indéterminée. Cultivateur, pédagogue, journaliste et militaire, il aurait quitté sa Suisse natale pour l’Amérique du Sud où il aurait fait la révolution aux côtés de Simon Bolivar. Il y aurait épousé vers 1820 sa première épouse, Maria-Marguarita, qui lui donna un fils, Juan. Il retourna en Suisse et repassa bientôt au Mexique, puis à la Nouvelle-Orléans avant de finalement s’établir au Bas-Canada. Il se prétendit veuf depuis 1833, mais il existe un document signé de la main de Maria-Marguarita en 1840. Si bien qu’il devint vraisemblablement bigame en épousant Zoé Ainsse, la fille du seigneur de l’île Sainte-Thérèse. Les nouveaux mariés s’y installèrent sur une terre, face à la Pointe-aux-Trembles. Ses présumés talents de militaire amèneront même éventuellement Papineau à le nommer responsable des troupes patriotes de Deux-Montagnes. Comme tous les habitants de l’île Sainte-Thérèse dont la frange nord faisait partie de la paroisse de l’Enfant-Jésus, Girod était très proche des Pointeliers. C’est lui qui fut donc chargé de l’entraînement militaire des miliciens du peuple de Pointe-aux-Trembles.
- Selon le plan dressé par les Patriotes à la suite des mandats d’arrestation du gouverneur, les leaders Papineau et O’Callaghan voyageraient sans escorte jusqu’à l’hôtel de François Malo, au village de la Pointe-aux-Trembles. Jean-Philippe Boucher-Belleville, professeur, journaliste, éditeur (entre autres des œuvres d’Amury Girod) et secrétaire de l’assemblée des Six Comtés, craignant d’être arrêté, s’enfuit également de Montréal. Il raconta sa fuite dans ses mémoires. « Je partis donc le soir même du 13, à la chute du jour, par des chemins affreux, pour Saint-Charles. À la Longue-Pointe, je renvoyai mon charretier et je me rendis à pied à la Pointe-aux-Trembles. Là, à une maison qu’on m’avait désignée, je devais attendre deux autres fugitifs, qu’on ne voulait pas me nommer. J’eus le plaisir de reconnaître L.J. Papineau et le Dr O’Callaghan. »
- En soirée du 14, Girod reprit le canot conduit par deux hommes de la Pointe-aux-Trembles dont il craignait qu’ils ne devinent les desseins du groupe, et il retourna à l’île Sainte-Thérèse. Zoé et Amury passeront alors leur dernière nuit ensemble. Girod nous dit dans son journal : « Je m’embarquai avec les deux hommes de la Pointe-aux-Trembles, et aussitôt que nous fûmes arrivés dans l’île, ma femme me donna différentes choses ainsi que mes armes et munitions. Quand je lui eus expliqué le motif et le but de mon voyage, elle fut d’abord un peu émotionnée, mais se ressaisissant aussitôt, elle me dit : « Va où ton devoir t’appelle, ne pense pas à moi. J’aimerais mieux te voir mort sur le champ de bataille qu’abandonner la cause de la patrie. » Le lendemain, Girod fit ses adieux et nous confia dans son journal : « De chez moi, j’allai chez Laporte à la Pointe-aux-Trembles où je trouvais des personnes en train de danser. Je rencontrai là Beaudry (le notaire Edmond) et Archambault (Azarie, son clerc). Après avoir dansé, pour me reposer, je m’étendis à terre jusque vers 6 h, et à 9 h, je partis (…) pour la Rivière des Prairies ». De là, en compagnie de Robert Turcotte, il gagna ensuite Sainte-Rose puis Rivière-du-Chêne. Chénier, Girouard et Girod allaient organiser la résistance de Deux-Montagnes.
- Le 17 novembre, c’est au tour d’Amédée Papineau (le fils aîné des Papineau), apprenant qu’il est recherché, d’emprunter la voie du salut qui passait par la Pointe-aux-Trembles. Ces extraits de son journal traduisent bien l’émotion soulevée par cette fuite et le rôle qu’y ont joué les Pointeliers. « Le temps était serein mais froid, et il était tombé pendant la nuit assez de neige pour blanchir la terre. N’y ayant jamais passé qu’une fois, je ne connaissais nullement la route et je fus bientôt écarté. J’enfilai un chemin, qui m’aurait après un long détour ramené à Montréal! Heureusement que je rencontrai un habitant avec une charge de foin, qui me remit sur la bonne route. Après bien des tours et détours, et avoir souvent demandé la route « qui mène au saut », puis celle « qui menait à la Pointe-aux-Trembles », j’arrivai à cette dernière place vers 2 h pm, en même temps qu’un bateau à vapeur y passait, descendant à Québec, avec, je suppose, la nouvelle « officielle » au gouverneur du résultat de ses ordres arbitraires. J’arrêtai chez François Malo, aubergiste, que j’avais vu souvent au Comité Central. J’y trouvai son commis, un jeune Marc Campbell, Fils de la Liberté, qui assistait pareillement aux assemblées du Comité Central. Je le pris à part et lui dis de ne pas me nommer (…). Il me dit que Desrivières, Brown, Gauvin et plusieurs autres étaient passés dans la nuit, avaient traversé à l’île Sainte-Thérèse et devaient être à Varennes. Malo les avait suivis et Girod était parti pour le comté de Deux-Montagnes. Il m’assura à voix basse que le soir de son départ, papa était passé avec le Dr O’Callaghan à la Pointe-aux-Trembles, se rendant dans la rivière Chambly (…). Campbell me dit que je pouvais traverser en canot, mais ne voulant pas laisser mon cheval et ma voiture, je me décidai à aller une lieue plus bas, où il m’assurait que nous trouverions un bac; et il nous y accompagna lui-même (…). Le bac prenant l’eau, je demandai à Campbell combien il y avait de là au Bout-de l’île. « Une demi-lieue (…). » Je fus bientôt rendu au Bout-de-l’île, et comme j’y arrivais, deux bacs y arrivaient aussi de Repentigny. Je demandai aux traversiers s’ils pouvaient me conduire à Varennes. « Non, monsieur, nous n’avons pas coutume de traverser le fleuve. » Après d’astucieuses négociations, je retournai à la traverse, encore au pas, et embarquai le cheval, la voiture et ce qu’elle contenait dans le bac. J’avais affecté de l’insouciance et paru « au-dessus de mes affaires », ils consentirent à me traverser pour ma piastre (…). Cette traversée fut très longue et difficile, et dura une heure. »
- Le 17 décembre, quelques jours après la bataille de Saint-Eustache, Armury Girod, alors recherché et sa tête mise à prix, se cachait quelque part à la Pointe-de-l’Île dans un enclos ceinturé de treillis de bois. Encerclé d’un côté et de l’autre par des poursuivants, Girod aurait porté un pistolet à sa tempe et se serait suicidé. On déposa son corps dans un traîneau et on retourna à Rivière-des-Prairies. Suicidé, Girod n’avait pas droit à une sépulture religieuse. Il sera inhumé sur la voie publique, sur le chemin de traverse de la Côte-à-Baron, à l’angle des actuelles rues Sherbrooke et Saint-Laurent.
- Au lendemain de soulèvements, que sont nos patriotes devenus? François Malo s’était, comme tant d’autres, réfugié aux États-Unis. Il a assisté à une réunion des Patriotes réfugiés à Burlington, au Vermont, présidée par Ludger Duvernay, le 29 août 1840. Lorsqu’il rentra au pays, il ne revint pas habiter la Pointe-aux-Trembles. Il reprit son métier de maître-menuisier et son épouse, Hortense Brisset, et lui s’installèrent à Boucherville, en mars 1843, alors que par acte de vente, il se défit de son auberge qu’il vendit à Alexis Chalifoux, boulanger.
- Marc Campbell, arrêté le 22 novembre 1838, ne sera libéré que le 3 avril 1839. De toutes les personnes arrêtées en même temps que lui et qui n’avaient pas été l’objet de condamnation, il n’en restait plus que deux, dont Denis-Benjamin Viger, qui sera le premier président de la Société Saint-Jean-Baptiste. On exigea de Marc Campbell un cautionnement de 1 000 livres, en plus d’une garantie personnelle pour le double de ce montant! À 18 ans, il obtint un emploi au greffe de la Cour supérieure à Montréal, dont il deviendra ensuite le député-protonotaire, fonction qu’il occupera jusqu’à son décès, survenu le 22 avril 1890. Il est inhumé au cimetière actuel de la paroisse Saint-Enfant-Jésus, dans le terrain des familles Decelles et Desrochers. Célibataire, nous lui devons une histoire de la Pointe-aux-Trembles, publiée en 1867 conjointement avec le curé Porlier, dans l’Annuaire de Ville-Marie.
- Quant à Joseph Laporte, tout comme François Malo, il avait pris la route des États-Unis et était présent à la réunion des Patriotes réfugiés à Burlington, au Vermont, le 29 août 1840. Le recensement du comté de Clinton de l’État de New-York, en 1840, fait état d’un Joseph Laporte, âgé de 30 à 40 ans, vivant avec une femme âgée de 20 à 30 ans et un enfant de moins de 5 ans, inscrits comme résidents du village de Plattsburg . Or, si Laporte est né en 1806, il avait épousé à Sainte-Anne-de-Varennes, le 15 février 1830, Desanges Messier, veuve de Théophile Richard, de plusieurs années son aînée et on ne leur connaît pas d’enfant. En octobre 1839, Joseph Laporte avait écrit au secrétaire civil du gouverneur, Thomas Leigh Goldie, pour obtenir l’autorisation de rentrer au pays. Il ne reviendra vraisemblablement qu’en 1843, année où un grand nombre de Patriotes obtiendront la grâce royale.
- Joseph Laporte fut bientôt nommé juge de paix et commissaire au Tribunal des petites causes, le 22 juin 1851. Il obtint divers autres postes de commissaire. Élu premier maire de la Pointe-aux-Trembles en 1845, il côtoyait aussi, à ce premier conseil municipal de la Pointe-aux-Trembles, les Patriotes Antoine Chartier, Antoine Janot et Étienne Fisciau, le poste de secrétaire-trésorier allant à Marc Campbell. Il fut élu député de la division Hochelaga de la circonscription de Montréal (qui comprenait la Pointe-aux-Trembles) en 1854. Élu dans Hochelaga devenu comté distinct en 1858, il avait été du groupe des Réformistes avant de passer aux « Bleus ». Il fut défait lors de l’élection de 1861.
- Une caractéristique particulièrement intéressante du mouvement patriote à la Pointe-aux-Trembles est son enracinement foncièrement populaire. Les textes cités plus haut font ressortir combien majoritaire dans la population pointelière était le soutien à la cause et à l’idéal patriotes, et surtout combien le leadership même de ce projet a été assumé dans ce milieu par des gens du peuple – cultivateurs, artisans, etc. – plutôt que par une élite de professionnels, comme ce fut souvent le cas ailleurs au Québec.
* Liste non exhaustive
Merci à l’Atelier d’histoire de la Pointe-aux-Trembles pour l’étroite collaboration à cet article. Pour en savoir davantage sur ses publications et ses activités, cliquez sur son logo ci-bas.