PÉNURIE DE MAIN-D’OEUVRE : (SUR)VIVRE DANS LE MOMENT PRÉSENT

Dans une série de trois articles, Est Média Montréal se penche sur l’impact de la pénurie de main-d’œuvre dans différents secteurs économiques, soit le commercial, l’industriel et l’institutionnel. Jusqu’à quel point la pénurie les affecte-t-elle? Comment se traduit le manque d’employés au quotidien? Quelles solutions ont été trouvées pour palier la situation? Et comment un employeur envisage-t-il l’avenir dans un tel contexte?

Le secteur commercial subit de plein fouet les contrecoups de la pandémie. Des fermetures inopinées et répétitives imposées par le gouvernement, une diminution parfois drastique de la clientèle et une criante pénurie de main-d’œuvre obligent les entreprises à user d’imagination pour réinventer leurs pratiques et à se démarquer pour attirer des employés à la hauteur de leurs attentes. « C’est fou, le temps qu’on passait, avant la pandémie, à planifier ce qui s’en venait. Aujourd’hui, ça n’existe plus, parce que d’une semaine à l’autre, les règles changent », lance Ariane Beaumont, présidente du conseil d’administration (CA) de la Société de développement commercial (SDC) d’Hochelaga-Maisonneuve. En effet, dur dur de se projeter dans le futur pour les entrepreneurs membres de cette SDC, dont les commerces se situent entre autres rues Ontario et Ste-Catherine et qui, grâce à elle, se rassemblent autant pour réseauter et faire valoir leurs droits que pour organiser des activités commerciales.

Pandémie rime avec pénurie

Portant deux toques, Ariane Beaumont est également copropriétaire de la boulangerie Arhoma, qui, 15 ans après sa création, compte aujourd’hui 3 adresses : la boulangerie de la place Valois, la Fabrique, plus à l’ouest, au coin Ontario et Papineau, ainsi que la Shop, non loin du croisement de l’avenue Souligny et de l’autoroute 25. « On travaille avec 140 employés, alors la main d’œuvre, on connait ça! Et on touche à plein de facettes de l’alimentation, telles que la fabrication de produits, le commerce de détail et la distribution », explique Ariane Beaumont. La pénurie de main-d’œuvre, la copropriétaire la sentait bien avant la pandémie. « Ça avait commencé depuis trois, quatre ans à tous les niveaux de notre entreprise », note Ariane Beaumont. Dénicher des boulangers est entre autres souvent ardu pour une boulangerie. « Ça a toujours été un métier un peu compliqué à combler chez nous parce qu’il n’y en avait pas beaucoup, surtout pas beaucoup de boulangers québécois. C’est souvent des Européens, parce que c’est vraiment plus un métier qui est exercé en France. Avant, on avait accès à des travailleurs étrangers. » La pandémie est bien entendu venue changer la donne avec la fermeture des frontières…

La Société des alcools du Québec (SAQ) compte un commerce situé rue Ontario, non loin du boulevard Pie-IX, et un entrepôt tout près de la Shop d’Arhoma, plus à l’est. Elle se trouve aussi impactée par la pénurie de main-d’œuvre, surtout depuis l’apparition de la COVID-19. « La SAQ jouit d’une belle notoriété auprès des Québécois, ce qui favorise l’attraction des talents. Toutefois, depuis quelques années, nous observons un changement dans la tendance chez nous : il est de plus en plus difficile d’attirer des candidats pour des postes à pourvoir. Nous constatons ce renversement notamment au niveau des postes de caissier-vendeur dans nos succursales situées en région et pour les postes de préposé à l’entrepôt dans nos centres de distribution de Montréal, mais aussi celui de Québec », souligne Yann Langlais-Plante, chef des communications externes et porte-parole aux Affaires publiques et aux communications de la SAQ.

Continuer de rouler et se démarquer

Malgré tout il faut savoir garder le cap dans la tempête. Autant du côté d’Arhoma que de la SAQ, les commerces restent ouverts, tâchant de traverser la tourmente et d’en sortir indemnes. « Comme d’autres entreprises, nous avons connu à certains moments des ralentissements, notamment dans l’approvisionnement de nos produits et la réception des conteneurs en provenance du Port de Montréal. Mais malgré les défis que la pénurie de main-d’œuvre comporte pour nos opérations, nous sommes en mesure de répondre aux besoins de nos clients partout dans notre réseau », précise Yann Langlais-Plante. Du côté d’Arhoma, plus petit joueur que la société d’État, on a dû se résoudre à réduire, par moments, les commandes. « Cet été, on avait tellement une grosse pénurie de main-d’œuvre qu’on a arrêté de prendre des nouveaux clients et de faire du développement. On refusait même des clients avec qui on avait déjà fait affaire. On met donc beaucoup de pressions sur eux, mais les gens comprennent parce que tout le monde est dans la même situation », mentionne Ariane Beaumont.

Devant le manque d’employés exacerbé par la pandémie, les entreprises n’ont d’autres choix que de donner une valeur ajoutée aux postes à pouvoir à l’aide notamment d’augmentation de salaire, mais pas que. Arhoma, qui avait il y a quelques années fait passer son salaire de base à 15$ de l’heure, propose aujourd’hui 17$ de l’heure à tout nouvel employé, sans compter les assurances collectives et les repas gratuits qu’elle offre à son équipe. « Et après, on a plusieurs échelons, et aussitôt qu’il y a de l’expérience, du métier, ça monte plus rapidement », ajoute Ariane Beaumont. Ce qui frappe particulièrement la copropriétaire de la boulangerie est la pénurie de main-d’œuvre qui se fait aussi sentir chez les recruteurs eux-mêmes : « En deux ans, même le marché des ressources humaines a augmenté. C’est exponentiel! Même trouver quelqu’un pour s’occuper du recrutement, c’est difficile. »

À la SAQ, où les salaires sont régis par des ententes collectives, les méthodes de recrutement ont aussi dû être revisitées et les coûts qu’elles engendrent ont gonflé au cours de la dernière année. « Nous devons être plus visibles pour les chercheurs d’emploi sur différentes plateformes notamment », note Yann Langlais-Plante. « Et depuis 2020, nous utilisons une nouvelle application de recrutement qui nous permet de mieux répondre aux besoins des candidats cherchant des postes dans les secteurs du service à la clientèle et de l’approvisionnement. » L’entreprise d’État a aussi intégré les entrevues vidéo à son processus d’embauche et a ciblé des candidats potentiels avec plus de 30 000 cartons postaux déposés dans les boîtes aux lettres des quartiers près de ses installations de l’est de Montréal. « Et nous développons présentement des partenariats avec des organismes rejoignant des groupes provenant de la diversité afin d’élargir notre bassin potentiel de main-d’œuvre », dit Yann Langlais-Plante.

Envisager l’avenir

Des curriculum vitae, Ariane Beaumont en reçoit déjà à la tonne. Le problème? Ils proviennent majoritairement de la France! « Les gens veulent venir travailler, mais on ne peut pas les engager parce que l’immigration, c’est compliqué. Il va falloir honnêtement qu’ils ouvrent les frontières pour que ce soit plus facile d’accueillir des travailleurs étrangers », croit la copropriétaire d’Arhoma. « Sinon, je ne pense pas qu’on pourra s’en sortir… Avec le vieillissement de la population en plus, il n’y a pas assez de jeunes pour remplacer les personnes qui partent à la retraite. Je pense qu’on n’a pas le choix de miser sur l’immigration. » Et du côté de la SAQ, comment entrevoit-on le futur en ce qui concerne les ressources humaines? « L’acquisition de talents est importante plus que jamais. Nous nous devons de renouveler nos façons de faire et d’innover dans nos pratiques de recrutement afin de proposer une meilleure expérience candidat », soutient Yann Langlais-Plante.

Pour ce qui est des commerçants membres de la SDC d’Hochelaga-Maisonneuve, dont plusieurs ne peuvent se permettre d’augmenter les salaires ni de bonifier les emplois vu la petite taille de leurs entreprises, l’avenir est pour le moins incertain. « C’est sûr que tout le monde en souffre », insiste la présidente du CA. Elle est témoin d’un nombre impressionnant d’entrepreneurs qui ont dû retourner sur le plancher afin de pallier la pénurie de main-d’œuvre. Il y a trois ans, si certains croyaient pouvoir enfin souffler après avoir travaillé d’arrache-pied à monter une compagnie, ils devront sans aucun doute attendre la fin de la pandémie pour profiter un peu de la vie! Le calme viendra après la tempête, dit-on? Pour le secteur commercial, c’est une question de survie que cette expression s’avère vraie.