Photos du reportage : EMM

L’IMPROVISATION N’A PLUS SA PLACE AU CHEZ-NOUS DES ARTISTES

Improvisation au niveau de la gestion du bâtiment, bien sûr. Car en ce qui concerne les artistes de tous horizons, le Chez-nous des artistes est aujourd’hui plus accueillant et accommodant que jamais envers les 50 ans et plus, surtout ceux qui ont de la difficulté à boucler leurs fins de mois, en lien avec la mission première de l’OBNL. Dans le cadre de sa série « Découvertes », mais aussi de la thématique rédactionnelle de septembre portant sur l’immobilier résidentiel, Est Média Montréal vous propose aujourd’hui une incursion dans ce complexe d’habitation unique au Québec, situé sur la rue Beaubien Est, près de Langelier.

En arrivant sur les lieux, on ne peut que remarquer le caractère discret de ce grand bâtiment de trois étages qui s’étend de tout son long de ses 78 logements (3 ½ et 4 ½). C’est que sa façade, malgré qu’elle trône sur la rue Beaubien, est reculée de plusieurs dizaines de mètres laissant place à un stationnement d’une soixantaine de places pour les résidents. De l’autre côté de l’artère rosepatrienne se trouve un parc, mais un second longe également la droite du complexe, ce qui environne le Chez-nous des artistes d’un regard presque campagnard, charmant, surtout pour les chanceux qui ont leur petite terrasse ou leur balcon du côté privilégié. Quoique pour une grande partie des autres, la vaste cour intérieure, aménagée avec soin et d’un goût certain pour la nature boréale, offre aussi un paisible et surprenant environnement pour ce quartier urbain.

Rien, à part une toute petite inscription à l’entrée du stationnement, indique que nous sommes au repère d’artistes retraités ou semi-retraités. Il faut arriver près de l’entrée principale avant d’apercevoir l’emblème doré de l’OBNL, fièrement fixé sur la brique rouge du bâtiment inauguré en 1986.

Une aventure qui a frôlé la catastrophe

Le Chez-nous des artistes est un organisme à but non lucratif dont la mission est d’offrir un logement sain et abordable aux personnes de 50 ans et plus œuvrant ou ayant fait carrière dans le domaine artistique, toutes disciplines confondues. La priorité est accordée aux artistes gagnant un faible revenu, sans pour autant être un critère absolu.

L’idée et la mise sur pied de cet ambitieux projet reviennent à un groupe d’artistes piloté à l’époque par la comédienne Andrée Champagne. Ainsi, la première étape significative aurait été une fameuse rencontre avec le maire Jean Drapeau en 1982, à qui le groupe aurait demandé rien de moins qu’un terrain à Montréal pour construire le complexe d’habitation. Emballé par le projet, le maire a rapidement suggéré le lopin de terre sur la rue Beaubien. Des ententes gouvernementales, certaines exceptionnelles, dont un financement hypothécaire à 1 % d’intérêt de la SCHL et une subvention fédérale de 5 000 $ par mois, toujours actives d’ailleurs, feront en sorte de concrétiser le Chez-nous des artistes qui accueillera ses premiers locataires quatre ans plus tard, dont certains noms connus s’ajouteront au fil de la première décennie de l’organisme. Citons parmi d’autres Alys Robi, Andrée Champagne, Roger Sylvain, Rose Ouellette, Léo Rivest, Manda Parent, Juliette Pétrie et André Montmorency. Certaines personnalités connues sont toujours locataires, telles que Denise Émond (Ti-Mousse), Gilbert Morin (producteur émérite) et Michel Stax.

Si le projet suscite alors l’enthousiasme et l’admiration de tous à ses premières années, l’organisme vivra une adolescence difficile. Le bâtiment, somme toute construit avec des matériaux de piètre qualité, manquera d’entretien et connaîtra une détérioration rapide, alors que les finances sont aussi mal en point. La gestion de l’OBNL, laissée aux mains des artistes eux-mêmes, serait catastrophique à plusieurs égards, et les organismes bailleurs de fonds commenceront à s’inquiéter sérieusement, talonnant le conseil d’administration et demandant des comptes aux gestionnaires en place.

« Ça allait mal. Quand je suis arrivé en 2011, la place était pas mal délabrée, on avait 8 000 $ dans le fonds de réserve, pratiquement rien dans le compte courant, et il y avait pour 30 000 $ de factures à payer sur mon bureau. On fait quoi avec ça? », exprime Gilbert Killeen, directeur général du Chez-nous des artistes et gestionnaire immobilier professionnel qui a notamment fait sa marque à titre de gestionnaire du Westmount Square pendant plusieurs années. « Le problème, c’était que la gestion du bâtiment était faite par des artistes qui n’y connaissaient rien en immobilier. Ils dépensaient les revenus au fur et à mesure sans planifier à moyens et longs termes, les problèmes sont vite arrivés à un point tel que la faillite était imminente », ajoute-t-il.

Gilbert Killeen, l’homme derrière la relance du Chez-nous des artistes.

Après une rencontre d’urgence avec le c.a. de l’organisme, M. Killeen prendra trois mois pour faire le ménage dans les dossiers, et revoir la gestion complète du bâtiment. « Je regardais ce qu’on payait et ça n’avait pas de bon sens. Il a fallu renégocier pratiquement toutes nos ententes avec les fournisseurs, c’était le bordel. Par exemple, on payait 44 000 $ par année d’assurances, alors que nous avons renégocié la même protection avec un assureur spécialisé en OBNL d’habitation pour 17 000 $. Des exemples comme ça, il y en avait plein », affirme le gestionnaire.

À cette époque charnière pour le Chez-nous des artistes, l’organisme avait même mauvaise presse. Le comédien André Montmorency avait critiqué ouvertement les gestionnaires sur la place publique avant l’arrivée de M. Killeen, qualifiant leur gestion de médiocre et d’inhumaine. L’histoire avait fait les manchettes. Les dommages étaient tels que plusieurs logements demeuraient même vacants. « À ce moment-là, il a fallu que j’ouvre la porte au grand public, il fallait que les revenus rentrent, et dans le milieu des artistes, le mot se passait de ne pas venir habiter ici. C’est allé jusque-là », soutient Gilbert Killeen.

Tout au long des 78 unités de logement on retrouve un environnement calme et verdoyant, une rareté en milieu urbain.

Revirement de situation

La gestion plus serrée des revenus et des dépenses a rapidement porté fruit soutient M. Killeen, qui après coup, a réalisé que la situation du Chez-nous des artistes n’était pas si catastrophique. « Trois mois après mon entrée en fonction, nous avions déjà un surplus mensuel d’environ 15 000 $. Et aujourd’hui nous avons un fonds de réserve de 295 000 $ malgré plusieurs investissements et rénovations ces dernières années, en augmentant les loyers de seulement 1 % par année. Ce n’est pas si mal, on s’en sort quand même bien », affirme-t-il. Soulignons qu’un leg de 250 000 $ provenant de la succession d’Alys Robi, décédée en 2011, a également donné un sérieux coup de main au Chez-nous des artistes.

Aujourd’hui la liste d’attente pour un logement est d’au moins 25 noms en tout temps nous dit le gestionnaire, qui n’offre pratiquement plus la possibilité au public de s’inscrire sur la liste d’attente. « On prend les noms, les gens appellent régulièrement, mais on leur dit que leurs chances sont à peu près nulles. La priorité va aux artistes, pour qui on ne répond même pas à la demande », soutient M. Killeen.

Toutes les aires communes ont été rénovées, comme ce petit coin repos au 2e étage.

Pas étonnant que la demande soit de retour, puisque le bâtiment a bonne mine aujourd’hui, nous avons pu le constater nous-mêmes. Une terrasse extérieure a été construite, le hall d’entrée refait, la salle communautaire a été rénovée, un petit gym a été construit (salle Aé-Robi…), les portes et fenêtres ont été changées et 34 logements sur 78 ont été rénovés de fond en comble, les autres le seront graduellement lorsque les locataires quitteront. Et question prix du loyer, c’est difficile à battre : 600 $ pour un 3 ½, 700 $ pour un 4 ½, dont une trentaine sont subventionnés pour les personnes à très faible revenu. « Notre clientèle, ce ne sont pas les artistes que l’on voit régulièrement à la télé, ils ne viendront pas ici. La plupart de nos résidents vivent sous le seuil de la pauvreté, comme au moins 80 % des artistes au Québec, c’est ce que j’avancerais », exprime M. Killeen, qui ajoute que « les locataires sont, il me semble, très heureux d’être au Chez-nous des artistes aujourd’hui, l’ambiance est bonne et la confiance envers les gestionnaires me paraît revenue, même si comme dans tous les milieux, il y a toujours des gens plus revendicateurs que d’autres, et peut-être encore plus dans un monde d’artistes (rires). » La Fondation des artistes du Québec, dont la mission est d’aider les membres de l’UDA dans le besoin, fait d’ailleurs régulièrement appel au Chez-nous des artistes afin d’héberger un artiste en difficulté, ce que l’organisme essaie de faire autant que possible, malgré le peu de disponibilité des logements.

Le petit gym dans la salle « Aé-Robi », nommée évidemment en l’honneur d’Alys Robi, qui a légué 250 000 $ à l’organisme.

Ambiance animée

Même si le directeur général du complexe d’habitation clame que le Chez-nous des artistes doit être géré exactement comme un autre bâtiment, il n’en demeure pas moins que la clientèle particulière amène inévitablement une ambiance qui diffère des autres complexes pour 50 ans et plus. Cela aussi nous avons pu le constater lors de notre visite il y a une dizaine de jours. Les résidents que nous avons rencontrés sont plus exubérants que la moyenne, si on peut s’exprimer ainsi, et on se rend compte rapidement que nous sommes entourés d’artistes et de créateurs, et cela rend l’atmosphère agréable, pour ceux qui aiment, bien entendu… À se promener dans les corridors, et voir la décoration personnalisée des petites entrées de chacun des appartements, c’est évident que nous ne sommes pas dans un banal bloc d’appartements. « C’est vrai que c’est particulier quelquefois comme ambiance, ça reste que ce sont des personnalités et des caractères d’artistes. Ça fait des soirées qui peuvent être très animées parfois, et des discussions de corridors qui peuvent l’être tout autant (rires) », de dire M. Killeen, qui avoue apprécier cette particularité de l’endroit.

Selon nos sources, c’est la fête de la Saint-Jean qui serait le plus gros événement de l’année au Chez-nous des artistes. « Les résidents et la direction de l’organisme mettent le paquet pour cette journée, c’est vrai. Spectacles, repas, animation, c’est une journée extraordinaire ici. Après, c’est Noël qui est une journée importante pour les résidents, car il y a beaucoup de personnes seules ici et leur famille, c’est un peu les gens de la place », explique Gilbert Killeen. Selon ce dernier, il y aurait en ce moment 86 locataires au Chez-nous des artistes, dans un total de 78 logements. Ce qui fait que la très grande majorité des résidents sont seuls, et toujours selon le gestionnaire, au moins 50 % de ceux-ci ne recevraient jamais de visite. Mais ça, c’est une autre histoire…

Une terrasse extérieure a été récemment aménagée.


Le Chez-nous des artistes accepte les dons du public, et peut émettre des reçus d’impôt pour don de charité. Vous pouvez aider l’organisme via leur site Web : http://cheznousdesartistes.com/