La librairie Paulines, une des plus intéressantes librairies de quartier à Montréal. (Photo : EMM).

LIBRAIRIE PAULINES : LA PASSION DU LIVRE DEPUIS 47 ANS

Les amoureux de lecture du quartier Rosemont, pour la plupart, connaissent bien Paulines. Non, ce n’est pas une voisine un peu spéciale qui anime des ateliers littéraires au parc du Pélican au coin de la 1re et de Masson, mais bien une librairie située sur l’artère commerciale, à peine une rue plus loin, à l’angle de la 2e avenue. Une véritable institution locale qui fait rayonner la culture littéraire d’ici et d’ailleurs, et qui a toujours porté une attention particulière aux (très) nombreux auteurs et nombreuses autrices de Rosemont et des environs. Rencontre avec Jeanne Lemire, directrice générale et figure marquante du monde littéraire québécois depuis quatre décennies.

EST MÉDIA Montréal : La librairie Paulines appartient à une communauté religieuse, ce n’est pas un secret, mais qu’en est-il au juste de cette organisation et de la mission de la librairie?

Jeanne Lemire : Nous faisons partie de la congrégation religieuse Filles de Saint-Paul, qui est actuellement présente dans 49 pays et qui a été fondée en 1915. Au Québec nous ne sommes que 17 religieuses, mais dans le monde il reste encore quelque 1 912 femmes aujourd’hui dans la congrégation. Les Filles de Saint-Paul sont reconnues pour participer au débat public en exerçant leur mission culturelle et évangélisatrice dans l’univers de la communication. Ainsi, le livre, la musique, la radio, et même les nouveaux médias sont souvent au cœur du quotidien des membres dans le monde entier.

S’il y a près de 260 librairies Paulines sur la planète, il faut savoir que celle de Montréal est unique car elle est la seule du groupe qui est opérée comme une librairie traditionnelle, offrant une panoplie de titres en littérature jeunesse, québécoise, histoire, etc., et non pas seulement des ouvrages religieux et spirituels comme c’est le cas dans toutes les autres Paulines. Ici, on sort vraiment du lot. On est la drôle de bibitte du réseau.

Jeanne Lemire, directrice générale de la Librairie Paulines. (Photo courtoisie).

EMM : Et pourquoi est-ce ainsi?

JL : Il y a près d’une vingtaine d’années, lorsque nous avons décidé de quitter notre local sur la rue Saint-Denis, j’avais dit qu’il fallait changer la formule qui était de vendre que des ouvrages religieux et spirituels, sinon la librairie allait mourir. On devait faire autrement, ou cesser nos activités, c’était clair dans ma tête. On m’a alors donné le feu vert pour transformer la librairie comme on la connaît aujourd’hui, sur Masson. Depuis la fermeture récente de la succursale à Trois-Rivières, nous sommes la seule librairie Paulines toujours en activité au Québec, alors qu’il y en avait quelques-unes à une certaine époque. Nous avons encore une section de livres religieux, mais c’est une partie seulement d’une librairie conventionnelle, complète et bien de son temps.

EMM : Qu’est-ce qui vous a amené à déménager sur la rue Masson?

JL : C’est un ensemble de plusieurs circonstances…  Mais le propriétaire de la bâtisse à l’époque nous a imposé une augmentation vertigineuse du loyer et ce fut ce qui nous a confirmé que nous devions partir. Nous avions un bel espace, mais il était impossible pour nous d’assumer l’augmentation, alors nous avons rapidement pris les mesures pour quitter l’endroit. En bout de ligne, ce fut une situation bénéfique.

L’analyse du marché nous a amené à nous intéresser au quartier du Vieux-Rosemont et à la rue Masson en particulier. Il n’y avait pas vraiment de librairies dans le coin et ce secteur était en plein développement. Après avoir visé le bâtiment qui abrite aujourd’hui Première Moisson, mais qui finalement n’était pas propice à accueillir une librairie, nous avons opté pour notre local actuel au coin de la 2e avenue. Presqu’une chance d’avoir vu que le bâtiment était à vendre, car une toute petite affiche était installée dans une fenêtre du 2e étage donnant sur l’avenue. Comme il s’agissait d’une construction en béton, c’était parfait pour supporter le poids d’une librairie et nous avons immédiatement fait une offre. Toutefois, il a fallu rénover au complet le bâtiment qui abritait un magasin de vêtements familial et le coût final était vraiment important pour nous. Heureusement, notre maison mère à Rome nous a prêté les fonds nécessaires, que nous avons entièrement remboursés depuis plusieurs années. C’était un investissement très stressant financièrement à l’époque, mais qui au final s’est avéré un très bon placement. Il n’y a pas une semaine qui passe sans qu’on nous demande si le bâtiment est à vendre!

Photo : EMM.

EMM : Est-ce que les affaires ont été bonnes dès votre arrivée?

JL : Il a fallu travailler fort. Qu’on le veuille ou non, nous étions identifiés par bien des gens comme une librairie religieuse. Mais dès le départ sur Masson on offrait un large éventail en littérature jeunesse, québécoise, française, etc. Alors on est allé voir vraiment beaucoup d’organismes, on est allé à la rencontre des gens du quartier pour leur expliquer ce que c’était que la librairie Paulines. Tranquillement, les gens nous ont découvert, arrêtaient en boutique, et le bouche à oreille a fait son œuvre. En parallèle, on organisait beaucoup d’événements avec des auteurs, des conférences, des lancements, des séances de signatures, et cela a aussi grandement aidé à faire connaître la librairie. Ces événements sont encore aujourd’hui une signature de la librairie Paulines. Le maire de l’arrondissement à l’époque, André Lavallée, nous a également donné un bon coup de main sous plusieurs aspects et nous a aidé à intégrer le quartier.

EMM : Le volet « animation » semble occuper une place très importante dans vos opérations. Qu’est-ce qui motive cette décision?

JL : Nous avons été les premiers, dans le réseau des librairies de quartier, à développer une grille d’activités aussi soutenue. Dès le départ sur Masson il y a 17 ans, on avait un minimum de deux rencontres par semaine, des lancements, des conférences, plus un conte jeunesse par mois. Depuis, nous n’avons jamais eu en bas de 4 000 personnes par année qui sont passées dans notre salle polyvalente au-dessous de la librairie, et les événements sont toujours aussi nombreux.

Il y a évidemment plusieurs bons côtés à organiser des événements du genre, même s’il faut avouer que ça demande énormément de travail. Premièrement, ça fait entrer les gens en librairie, bien sûr, mais ça permet aussi à une multitude d’auteurs de rencontrer les gens, leurs lecteurs, et d’échanger avec eux, de vendre des livres aussi. Parmi ces auteurs, il y a de grands noms, mais aussi plusieurs jeunes et notamment plusieurs auteurs et autrices du quartier ou des environs. On ne charge rien aux auteurs et aux artistes pour ces rencontres, et les frais pour les billets d’admission sont minimes, s’il y en a. C’est excellent pour les auteurs, pour le public, et pour la librairie. Faire rayonner la culture, c’est aussi une mission prioritaire chez Paulines, c’est dans notre ADN, et nous allons toujours le faire.

EMM : On dit de Rosemont que c’est un quartier d’écrivains. C’est vrai?

JL : Tout à fait! Beaucoup d’auteurs habitent dans Rosemont, c’est presqu’incroyable. Nous avons une grande complicité avec eux, ils arrêtent en librairie et viennent nous voir souvent. Lorsque la congrégation a fêté son 100e anniversaire, on a décidé d’inviter les auteurs et autrices du quartier (il ne fallait surtout pas oublier personne! – rires) et il y en a eu 90 qui sont venu(e)s, en plus d’une quarantaine d’enfants. C’était extraordinaire. Il y a aussi beaucoup de personnalités médiatiques dans le coin, beaucoup de comédiens et de comédiennes. Chaque jour, ou presque, on en rencontre dans la librairie.

EMM : Qu’est-ce qui fait le succès de la librairie Paulines, selon vous?

JL : Un amalgame de choses, je crois. Bien sûr, je pense tout d’abord aux employés. Nous avons la chance de compter sur une équipe vraiment dédiée, composée de gens passionnés de livres. Nos libraires sont de bon conseil, ils aiment échanger avec les clients et nous sommes reconnus pour la qualité de notre accueil et de notre service.

Ensuite, je dirais que notre inventaire répond bien aux besoins et au goût de la clientèle. Par exemple, il y a beaucoup de familles dans le secteur et notre section jeunesse est garnie en conséquence. La littérature francophone, surtout québécoise, est aussi très prisée dans le quartier, et on se démarque dans ce marché-là également. Évidemment, on tient les best-sellers et passablement de livres de références dans divers domaines. Les sections biographie, histoire, sciences sociales, sont aussi intéressantes chez nous, même si nous ne sommes pas une grande surface. La clef d’un inventaire qui fonctionne bien, qui répond à la demande des clients, c’est de compter dans son équipe un excellent acheteur. Tout autant que le directeur général, c’est lui qui assume une grande part du succès d’une librairie, et ici nous en avons un qui excelle, selon moi.

J’ajouterais que les événements, nous en avons parlé précédemment, sont une composante qui contribue assurément à notre notoriété. Et il faut dire qu’il n’y a pas vraiment de librairie comme Paulines dans le quartier, c’est sûr que nous sommes une destination pour les amoureux de lecture dans l’arrondissement. Je dirais même dans le centre-est de Montréal. Vous savez, il va toujours y avoir un besoin pour une librairie de quartier car si le livre n’est pas un besoin essentiel, la lecture et la culture sont essentiellement un besoin pour beaucoup de monde. La pandémie nous l’a bien démontré, le livre s’est énormément vendu pendant la Covid, même à distance.

La section jeunesse fait la joie de bien des familles de Rosemont et des alentours. (Photo : EMM).

EMM : On entend souvent que le milieu du livre, c’est difficile financièrement. Est-ce que le fait d’être un organisme à but non lucratif vous permet de tirer votre épingle du jeu?

JL : Ce n’est pas la même réalité d’affaires que l’entreprise privée, mais il faut tout de même être rentable. Ici, ce qui passe en premier, c’est le salaire et les conditions de travail des employés. Nous sommes deux sœurs à travailler à la librairie, mais tous les employés gagnent plus que nous. Bon, il faut dire que nous avons fait vœux de pauvreté, on ne fera pas exprès non plus! (rires). Mais pour être honnête, dans l’industrie de la librairie, le monde est pauvre, c’est une réalité encore aujourd’hui. Nous, on essaye d’en faire plus pour nos employés, et on y arrive autant qu’on peut. Probablement que le fait d’être un OBNL nous permet ça.

EMM : On peut affirmer aisément que vous êtes une personnalité du milieu littéraire québécois, tout le monde vous connaît dans l’industrie. Vous avez occupé des postes importants et siégé sur à peu près tous les conseils d’administration des grands organismes littéraires et culturels du Québec, et remporté plusieurs titres honorifiques. D’où vient cette passion du livre et cette énergie hors du commun?

JL : Je suis entrée assez jeune en communauté, j’avais 16 ans à l’époque, et les Filles de Saint-Paul étaient déjà reconnues pour leur intérêt envers la culture. L’éducation culturelle faisait partie de leur mission, en quelque sorte, et moi ça m’a tout de suite plu, j’adorais ça. Ma mère était institutrice et mon père cultivateur, leur condition pour que je joigne les rangs des sœurs était que je poursuive mes études, ce que j’ai fait jusqu’à l’université, jumelant des formations en communication, pastorale et théologie. Ces années m’ont énormément aidé, j’ai appris sur le plan humain, et ce bagage m’a finalement permis d’avoir de plus en plus de responsabilités au sein de la communauté, jusqu’à diriger un jour la librairie de Montréal.

Ma passion pour les livres et la culture en général, je crois qu’elle a toujours été ancrée en moi, mais c’est vraiment les Filles de Saint-Paul qui m’ont donné l’opportunité d’évoluer dans le monde de la librairie, de devenir libraire en fait. Et quand on a la passion, on ne compte pas ses heures. Pour moi la librairie, ça a été ma vie pendant des dizaines d’années, et ce l’est encore, même si à 75 ans, j’ai évidemment beaucoup diminué. J’ai peut-être beaucoup donné au milieu littéraire, mais il m’a beaucoup donné aussi!

EMM : Qu’en est-il de l’état de santé des librairies au Québec? Quel est votre constat en date d’aujourd’hui?

JL : Je trouve que ça va plutôt bien, outre le problème de recrutement de personnel qui nous touche beaucoup, surtout pour les postes à temps partiel. Je pense qu’il faut faire attention à une certaine saturation quant au nombre de librairies, à Montréal surtout. Je suis convaincue que la librairie, dans un sens large, aura toujours sa place, car il y aura toujours des lecteurs, la clientèle va toujours être au rendez-vous. On disait que le numérique, par exemple, allait faire mal au livre papier, aux librairies, mais vous voyez, ça n’a pas été le cas. Le livre numérique stagne à 4-5 % de parts de marché. Une librairie, ce n’est pas juste un commerce comme les autres, c’est un lieu de rencontre, d’échange culturel, en endroit qui aura toujours sa raison d’être pour tous les amoureux de littérature.


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