(Photo courtoisie AHMHM)

L’AFFAIRE DU TUNNEL ONTARIO

En 1924, une affaire judiciaire passionna le Québec tout entier : l’Affaire du tunnel Ontario. Le 1er avril 1924, un convoi de la Banque d’Hochelaga est attaqué dans le tunnel Ontario par un groupe de malfaiteurs. Ceux-ci vont s’emparer de 140 000 $. Le coup avait été préparé par un ex-policier de Montréal et le chef présumé de la mafia montréalaise. Ceci donnera lieu à un procès où un des accusés sera témoin à charge pour la Couronne. Quatre des malfaiteurs seront pendus à la prison de Bordeaux en octobre 1924. Ce procès est important parce qu’il conduira à l’enquête du juge Louis Coderre qui remit un rapport accablant sur l’administration de la police et de la Ville de Montréal en 1925.

Vers 13h53, mardi le 1er avril 1924, une voiture non blindée de la Banque d’Hochelaga se dirige vers la succursale située à l’angle d’Ontario et Aylwin pour y collecter de l’argent. La voiture compte quatre passagers : le chauffeur Henri Cléroux et trois messagers. Elle s’engage dans le tunnel Ontario en direction est. La voiture doit ralentir parce qu’une Ford lui barre la route à la sortie du tunnel. Une autre Ford semble en panne alors qu’un homme s’affaire à réparer un pneu. Les convoyeurs contournent alors l’auto en panne. Très rapidement, plusieurs bandits cagoulés en sortent et se mettent à tirer en direction des convoyeurs. Les membres du groupe sont Louis Morel, la tête du groupe, Giuseppe Serafini, Harry Stone, Salvatore Arena, Adamo Parillo et Giuseppe Carrero. Le chauffeur Cléroux sort de la voiture de la banque pour affronter les tireurs. Il est mortellement atteint d’une balle. Quelques minutes plus tard, les messagers sont tenus en joue par deux tireurs qui réussissent à s’emparer d’un sac contenant 140 000 $.

Harry Stone – Source : La Patrie 2 avril 1924.

Pendant ce temps, deux agents motocyclistes se rendent à leur quart de travail. Ils croisent la scène de la fusillade. En voyant les policiers, les bandits se mettent à tirer sur eux. Les policiers ripostent et réussiront à blesser mortellement l’un d’entre eux. La deuxième Ford des malfaiteurs se dirige ensuite vers l’ouest. Les agents la poursuivront mais perdront rapidement leurs traces. On transporta le jeune Cléroux à l’hôpital pour ne constater que son décès. Le coup avait été très soigneusement préparé. Les policiers avaient eu vent qu’un coup de force se préparait. Au début mars 1924, les convoyeurs sont donc escortés par des agents armés. Comme la menace ne se matérialise pas, les convoyeurs voyagent maintenant seuls en ce début avril. Les bandits avaient minutieusement analysé le trajet en suivant le camion de la banque. Le départ se faisait du siège social, rue Saint-Jacques, pour ensuite visiter des succursales. Le jour de l’attaque, les convoyeurs transportaient environ 300 000$.

Avant l’attaque, pour s’assurer de ne pas être importunés, les bandits avaient cisaillé les fils électriques permettant aux tramways de circuler. Ils avaient également fixé à la sortie ouest un câble d’acier aux piliers du tunnel pour empêcher la fuite de l’auto de la banque. Pendant ce temps, un membre du groupe, Cieri Nieri, attendait les auteurs de l’attaque dans une troisième voiture au nord de Montréal pour permettre leur fuite.

Plus tard dans la journée, la deuxième Ford du groupe fut retracée dans le nord de la ville. Elle était stationnée sur la rue Everett et un homme mort s’y trouvait. Il s’avéra être Harry Stone, le malfaiteur mortellement atteint par les policiers. On retrouva dans l’auto des cisailles ayant servi à sectionner les câbles du tramway de même que le câble d’acier. Plus important, dans les poches de pantalons de Stone, un bout de papier avec un numéro de téléphone. La police peut alors relier ce numéro à une adresse d’une maison située sur la rue Coursol. Des détectives de la police de Montréal s’y rendent et arrêtent Ciero Nieri et sa jeune maîtresse, Marie-Emma Lebeuf, de même que Giuseppe Serafini et son épouse Maria. Les deux hommes ont en leur possession une somme de 20 000$ dont ils ne peuvent expliquer la provenance. C’est la seule partie de la somme volée que la Banque d’Hochelaga récupérera. Après l’attentat, Adamo Parillo s’enfuira aux États-Unis tandis que Salvatore Arena et Giuseppe Carrero rejoignent l’Amérique du Sud.

L’enquête de la police avance lentement puisque Nieri et Serafini refusent de dénoncer leurs confrères. Cependant, la police réussira à tirer des informations de Marie-Emma Lebeuf, suffisantes pour commencer à monter la preuve. Fin avril, Adamo Parillo est arrêté à Bridgeport au Connecticut. Il signera une dénonciation dans laquelle il révèle le nom de tous ses complices. La police de Montréal pourra alors procéder à un certain nombre d’arrestations. On compte celles de Louis Morel, un ancien policier, Tony Frank, le caïd de la mafia, ses deux lieutenants Mike Valentino et Frank Gambino, Leo Davis, le boxeur Eddy Baker, Kin Rufkin et John Visco. L’enquête préliminaire débute le 7 mai. Kin Rufkin, John Visco et Eddy Baker seront libérés faute de preuves suffisantes. Tous les autres seront accusés du meurtre du chauffeur Henri Cléroux. Le procès est fixé au 11 juin.

Entretemps, le procès de Nieri et Serafini s’ouvre le 3 juin. À l’ouverture, le procureur de la Couronne, Me R.L. Calder, annonce qu’Emma Lebeuf et Ciero Nieri deviennent témoins à charge. Pour la toute première fois au Canada, en échange de l’immunité, un accusé de meurtre accepte de collaborer avec la justice et de dénoncer ses complices. Assez curieusement, même avec ces témoignages accablants, le jury ne s’accorde pas sur un verdict à prononcer. Serafini devra donc subir un nouveau procès. L’affaire ne tarde pas puisque Serafini, tout comme Morel, Frank, Gambino, Davis et Valentino sont formellement accusés de meurtre à l’ouverture de leur procès commun le 11 juin. Le juge Charles-Alexandre Wilson préside le procès.

Accusés – Source : La Patrie 10 juin 1924.

Les principaux accusés sont les suivants :

  • Louis Morel est l’instigateur du complot pour l’attentat du tunnel Ontario. C’est une figure intéressante, d’abord parce qu’il était jusqu’à 1920, un célèbre détective de la police de Montréal. Il fut congédié une première fois en 1919 parce qu’il tentait de former un syndicat de policiers. Les protestations de ses confrères firent en sorte qu’il reprit du service pour être définitivement congédié en 1920 pour fréquentations illicites avec le milieu criminalisé de Montréal.
  • Tony Frank est reconnu comme le parrain de la pègre montréalaise. Il participera à la préparation du complot en fournissant des armes. Cependant, son rôle après le coup est plus important dans ce sens qu’il visita Nieri et Serafini à la prison de Bordeaux pour les assurer « qu’on s’occupait d’eux ». Nieri déclara durant le procès que Frank et ses deux lieutenants avaient reçu 13 000$ du butin. Frank affirma aux deux détenus que cette somme devait servir à l’achat de la police, aux honoraires des avocats et à la corruption de personnes pouvant intervenir en leur faveur.
  • Frank Gambino, un des lieutenants de Tony Frank, ne participa pas lui non plus directement à l’attentat. Il recueille cependant une partie des profits du braquage tout comme son chef.
  • Leo Davis a participé à la filature des convoyeurs avant l’attentat, mais n’y a pas participé directement.
  • Le cas de Mike Valentino est un cas d’erreur judiciaire puisque sa participation à l’attaque est obscure. Il est condamné à mort même si les preuves contre lui sont insuffisantes. Le témoignage de Nieri est assez vague à son sujet.

La Couronne annonce que Nieri témoignera le 16 juin. La salle est bondée et l’atmosphère est à couper au couteau. Ceux qui assistent au procès auront la surprise de voir un grillage devant le box des accusés. On saura plus tard que la police a éventé un complot pour faire évader les six accusés. Le témoignage de Nieri est accablant. Il sait que la Couronne en a besoin pour s’assurer d’une condamnation à mort. Nieri décrira en détail les préparatifs de l’attaque qui débuteront en novembre 1923. Plusieurs réunions mensuelles auront lieu pour préparer le coup. On apprendra que plusieurs hommes fileront les convoyeurs de la Banque d’Hochelaga pendant plusieurs semaines. Nieri est chargé de surveiller le tunnel Ontario.

Dans ses indications au jury, le juge Wilson ne fait aucune preuve d’impartialité car il affirme que le témoignage de Nieri est tout à fait crédible. Le jury ne prendra que 12 minutes pour délibérer et prononcer un verdict de culpabilité dans le cas des six accusés. Le juge les condamnera à la pendaison à la prison de Bordeaux le 24 octobre. La cause sera portée en appel jusqu’en Cour suprême, mais sans succès. Le 30 septembre, la Cour du Banc du Roi confirme le jugement du 24 juin. Le 23 octobre, quelques heures avant l’exécution, Davis et Valentino verront leur sentence commuée en prison à perpétuité par le Cabinet fédéral. Pour l’exécution prévue tôt le matin, les journalistes et les témoins sont admis avant minuit. Deux cent cinquante policiers entourent la prison pour éviter tout débordement. Les policiers ne prennent aucune chance d’autant plus que Serafini a presque réussi une tentative d’évasion le 26 août. Le stationnement est interdit sur le boulevard Gouin sur une distance de 1,6 km. Une foule considérable se rassemble autour de la prison, y compris des membres de la famille des condamnés.

Peu avant cinq heures, les quatre détenus sont amenés deux par deux à la potence. Gambino et Morel seront les premiers suivis de Frank et Serafini. L’exécution de Morel et Gambino se déroule sans anicroche. On apprendra lors de l’autopsie que Gambino a été victime d’une syncope avant d’être précipité dans le vide. Ce sera plus compliqué pour l’exécution des deux suivants. Le bourreau Ellis, dans sa hâte de procéder, mit les deux capuchons sur la tête de Frank et fut rappelé à l’ordre par l’aumônier. De plus, il mélangea les cordes ce qui eut pour effet de défigurer le cadavre de Serafini. Après le décès des deux derniers condamnés, il reprend de l’aplomb. En coupant les cordes sur les cadavres de Frank et Serafini, il siffle un air de jazz à la mode. Il accorde même une entrevue à un journaliste. À 5h, le drapeau noir est hissé au mât de la prison confirmant que la sentence a été exécutée. La foule se disperse. Ciero Nieri obtint sa libération quelques mois plus tard. Il retourna vivre en Italie croyant que c’était la meilleure solution. Quelques jours plus tard, il était abattu par un inconnu. Adamo Parillo connut le même sort aux États-Unis lorsqu’il fut libéré en 1936.

Louis Morel, – La Patrie 24 avril 1924.

L’Affaire du tunnel Ontario et l’implication d’un ex-policier dans l’attaque soulèveront un tollé dans la population. Nombreux sont ceux qui dénoncent la corruption généralisée autant dans la police que dans l’administration municipale. Montréal est une ville libre de prohibition avec toutes les conséquences que cela comporte (bars clandestins, prostitution, pots-de-vin) Par conséquent, le 17 septembre 1924, un groupe de 82 personnes va signer une requête qui sera présentée à la Cour supérieure pour la tenue d’une enquête. Celle-ci sera présidée par le juge Louis Coderre. L’enquête débute le 6 octobre. Pour démontrer les liens troubles entre la police et les milieux criminels, précisons qu’Alban Germain, avocat du surintendant de la police de Montréal, est le même qui servit d’avocat principal du groupe des six accusés dans le procès du tunnel Ontario. Dès le deuxième jour, un témoin affirme que la police avait été mise au courant qu’une attaque devait se dérouler le 1er avril. L’information n’a pas été relayée en haut lieu pour éviter la commission du crime.

Le rapport du juge Coderre est déposé le 13 mars 1925. Il est dévastateur pour la police de Montréal et le comité exécutif. Il ne sera partiellement appliqué qu’à partir de 1928. Il faudra cependant attendre les années 1960 avec le deuxième mandat du maire Jean Drapeau pour que la situation ne commence à changer.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins du Cœur-de-l’Île.
Recherche et rédaction : Atelier d’histoire Mercier−Hochelaga-Maisonneuve.