Photos du reportage : AHMHM / Collection André Dufresne.

LA RICHE HISTOIRE DU CHÂTEAU DUFRESNE

À l’angle de la rue Sherbrooke et du boulevard Pie-IX se trouve le Château Dufresne, la somptueuse résidence des frères Oscar et Marius Dufresne et de leurs successions de 1919 à 1948. Par la suite, le Château deviendra une annexe du Collège Sainte-Croix, le Musée d’art contemporain et le Musée des arts décoratifs. Depuis 1999, l’édifice abrite le musée du Château Dufresne, devenu le musée Dufresne-Nincheri en 2014. En décembre 1976, le château est déclaré immeuble patrimonial par le ministère québécois de la Culture et des Communications et depuis 2004, immeuble de valeur patrimoniale exceptionnelle par la Ville de Montréal.

Oscar et Marius Dufresne sont deux acteurs importants de l’histoire de la Ville de Maisonneuve : Oscar est gérant de la manufacture de chaussures Dufresne & Locke et conseiller de Maisonneuve de 1907 à 1915 tandis Marius Dufresne est ingénieur de Maisonneuve de 1910 à 1918. Les deux frères vont faire équipe avec celle du maire Alexandre Michaud (1909-1915) pour doter la ville d’édifices de prestige comme l’Hôtel de Ville en 1912 (actuelle bibliothèque Maisonneuve), le Marché Maisonneuve en 1914, le Bain Maisonneuve et la Caserne Letourneux en 1915.

Ci-haut : les frères Oscar et Marius Dufresne.

En 1914, ces deux représentants de la bourgeoisie francophone montréalaise émettent le projet de se faire construire des résidences de luxe à Maisonneuve pour étaler leur richesse et faire le pendant des maisons de la bourgeoisie anglophone du Golden Square Mile. Les résidences seront érigées sur le versant sud de la rue Sherbrooke entre la rue Jeanne-d’Arc et le boulevard Pie-IX au sommet de la terrasse qui descend doucement vers le fleuve. Les deux frères achètent des parcelles de terrain principalement de la famille Desjardins, mais également de la Compagnie des Terrains de Maisonneuve. Cependant, les terrains sur lesquels sont érigés le château appartiennent uniquement à Marius Dufresne qui les vendra après la mort de son frère Oscar à la Dufresne Investment en 1943.

Les plans du Château Dufresne comprennent une quarantaine de pièces. Ils sont conçus par Marius Dufresne et Jules Renard. L’architecte montréalais Wilfrid L. Vandal, qui a sans doute travaillé pour Marius Dufresne, aurait probablement participé à l’élaboration des plans. L’édifice est de style Beaux-Arts, un style architectural très populaire à l’époque. Développé par l’école des Beaux-Arts de Paris, il se caractérise par l’utilisation d’éléments architecturaux grecs ou romains comme les colonnes et les corniches et également par des éléments du néo-classicisme français comme la symétrie, les colonnades, le toit plat, le rez-de-chaussée élevé et plusieurs autres éléments. Contrairement au Bain Maisonneuve et à la Caserne Letourneux dont des bâtiments américains ont servi d’inspiration, Marius Dufresne et Jules Renard prendront modèle sur le Petit Trianon de Versailles. Le style Beaux-Arts favorise l’utilisation de matériaux industriels modernes. Dans le cas du Château Dufresne, c’est le béton armé. En fait, le château repose sur des piliers de béton armé alors que sa structure utilise le même matériau. C’est la première utilisation du béton armé pour une résidence privée à Montréal.

Vue du sud-ouest avant 1950.

Le Château Dufresne est constitué de deux résidences privées (Oscar du côté est et Marius du côté ouest) réunies dans un corps de logis rectangulaire sur trois étages : le rez-de-chaussée et l’étage visibles du côté nord, le troisième uniquement du côté sud; c’est un étage (rez-de-jardin) créé par la pente au sud de la rue Sherbrooke. Avant la construction du Château, les deux frères ont habité deux maisons du boulevard Pie-IX construites en 1907, propriété d’Oscar Dufresne, d’abord le 1838 qu’Oscar vendra en 1917 et ensuite le 1832 jusqu’à leur installation au château.

Le bâtiment du Château est construit de 1915 à 1918 durant la Première Guerre mondiale. Les Dufresne ont commandé des éléments de décoration préfabriqués auprès d’entreprises canadiennes et américaines (frises, moulures, colonnes, cheminées, etc.). De plus, le bâtiment compte déjà des commodités considérées comme essentielles de nos jours c’est-à-dire le chauffage central, l’aspirateur central, un ascenseur et des garages pouvant accueillir jusqu’à cinq automobiles. Ces derniers sont accessibles par le derrière de l’édifice. La décoration n’est pour l’essentiel pas terminée lorsque Marius et Oscar viennent y habiter en 1919. Deux artistes viendront décorer les maisons : Guido Nincheri travaille principalement dans celle d’Oscar tandis qu’Alfred Faniel, dans celle de Marius. Guido Nincheri œuvre de 1920 à 1938. En échange de son travail, Oscar lui louera le rez-de-chaussée de la maison du 1832, boulevard Pie-IX, qui servira d’atelier à Nincheri. En 1920, le cottage de 1907 est démoli pour faire place à une nouvelle résidence. À l’étage, les Dufresne y installeront les bureaux de leur compagnie, la Dufresne Construction. De son côté, Alfred Faniel travaillera pendant dix-huit ans pour Marius Dufresne.

André Dufresne en 1938, au milieu de l’intersection Sherbrooke / Pie-IX.

Perspective inverse de la photo précédente. On remarque derrière le pavillon d’accueil du Jardin botanique.

Le coût de construction n’a jamais été établi avec certitude. L’évaluation municipale passe de 30 000 $ en 1915 à plus de 225 000 $ en 1918 au moment de l’annexion. Dans les années 1960, des journaux estiment le coût de construction entre 300 000 $ et 600 000 $. D’autres vont avancer le chiffre de 1 000 000 $ sans préciser s’il s’agit du coût réel ou si l’on a tenu compte de l’inflation. En 1919, Marius Dufresne, son épouse Edna Sauriol, Oscar Dufresne, son épouse Alexandrine Pelletier et Laurette, leur fille adoptive, viennent habiter au château. Contrairement à ce qui a été souvent véhiculé, les Dufresne mène une vie simple loin des réceptions mondaines d’une certaine bourgeoisie. La façade de l’édifice est en pierre calcaire de l’Indiana. Elle est dotée également de huit colonnes ioniques, de balustrades sur le toit et le rez-de- chaussée, de marches donnant sur le rez-de-chaussée élevé. Les concepteurs ont également ajouté un aménagement paysager devant la façade principale de la rue Sherbrooke.

Entrée du côté de Marius.

Le Château est ainsi construit que l’étage du rez-de-jardin est réservé aux domestiques (trois à plein temps en 1921), le rez-de-chaussée est consacré aux pièces communes et aux salles de réception tandis que l’étage contient les appartements privés. La décoration intérieure montre une variété de styles français comme les styles Louis XIV, Louis XV ou d’autres très en vogue à l’époque de la construction comme les styles néo-renaissance, néo-gothique et néo-mauresque. La maison d’Oscar Dufresne, située à l’est, a été décorée par Guido Nincheri. Plusieurs pièces ressortent du lot en commençant par le petit salon. C’est là que se trouve une œuvre grandiose de Nincheri, L’Allégorie du temps qui fuit. Elle emprunte à la mythologie grecque en illustrant le personnage de Psyché. Elle s’étale sur 13 panneaux muraux ainsi que sur le plafond. Le grand salon et la bibliothèque contenaient des vitraux de Nincheri, malheureusement détruits en grande partie entre 1968 et 1976. Cette partie du Château ne contient que peu de mobilier. Elle sert principalement de lieu de réception depuis la réouverture du musée en 1999.

La maison de Marius Dufresne comprend la partie ouest du Château. Habitée principalement de 1919 à 1945, elle contient le mobilier d’origine, racheté à Edna Sauriol, veuve de Marius, en 1976, peu avant sa mort. La décoration est l’œuvre de Guido Nincheri et d’Alfred Faniel. Comme pour la maison d’Oscar, ce sont les salons qui captent l’attention. Le petit salon comprenait autrefois des panneaux ornés de peintures d’Alfred Faniel. Elles ont été en partie détruites durant la période 1968-1976 et n’ont pas fait l’objet de restauration. Une d’entre elles a retrouvé sa place en 2014. Dans le grand salon, le plafond montre des toiles sur lesquelles Alfred Faniel a peint des motifs à l’antique. Quant au salon turc, il s’agit en fait d’un cabinet de curiosités où était exposée la collection d’objets orientaux de Marius Dufresne dont un narguilé et une pipe à opium. Certains ont considéré qu’il s’agissait d’une fumerie d’opium, mais cela semble peu probable. Oscar Dufresne vivra au Château jusqu’au 1er mai 1936, date de son décès, sa femme Alexandrine étant morte l’année précédente. C’est le jeune frère d’Oscar, Candide, qui viendra y habiter avec son épouse et ses cinq enfants. Quant à Marius, celui-ci meurt dans un accident de construction le 26 juillet 1945.

Salle à diner chez Marius.

Après la mort de Marius, la succession décide de mettre le château en vente. Ce n’est qu’en 1948 que les Pères de Sainte-Croix, qui dirigent l’Externat classique Sainte-Croix, situé à deux rues du Château, vont finalement faire l’acquisition du bâtiment. Les Pères de Sainte-Croix manquent d’espace pour une partie de la clientèle. Le Château devient le Pavillon Dufresne qui accueille les quatre années supérieures du cours classique. Les Pères vont apporter un certain nombre de modifications en transformant plusieurs pièces en salles de classe, laboratoires ou salles de récréation. Les modifications les plus discutables sur le plan artistique sont le fait que les décors de Guido Nincheri seront recouverts d’une couche de peinture en latex, car les Pères de Sainte-Croix jugent inapproprié la présence de nus dans une maison d’éducation. Les vitraux de l’artiste seront modifiés pour la même raison.

En 1957, les Pères de Sainte-Croix, désireux d’agrandir le pavillon principal de l’externat, veulent faire l’acquisition de terrains voisins de celui-ci. Ils vont alors procéder à un échange avec la Ville de Montréal : le Château Dufresne contre un terrain pour construire une nouvelle aile du collège. Les années suivantes sont une première période trouble pour le Château Dufresne. La Ville trouve le bâtiment trop cher à entretenir alors que certains en viennent à le surnommer « l’éléphant blanc ». On projette même de le démolir pour faire place à des voies de carrefour des rues Rachel et Sherbrooke et du boulevard Pie-IX. D’autres voient plutôt le château transformé en espace muséal. En mars 1964, le ministre québécois des Affaires culturelles annonce la création du musée d’art contemporain de Montréal. Celui-ci ouvrira finalement ses portes au Château Dufresne en mars 1965. Cette utilisation du château ne durera que trois ans après lesquels le musée d’art contemporain déménagera à la Cité du Havre.

Famille Dufresne.

En 1968, la Ville de Montréal redevient le propriétaire du bâtiment. Les autorités municipales sont peu intéressées à la préservation d’un tel bâtiment historique d’autant plus que Montréal postule pour la présentation des Jeux olympiques de 1976, qu’elle obtient en 1970. Le Château est pratiquement laissé à l’abandon puisque la construction des installations olympiques requiert toute l’attention. Le sauveur du Château Dufresne viendra en 1975 en la personne de David M. Stewart, président de la Fondation Macdonald Stewart. Il décide d’aider à la restauration du château et caresse le projet de faire du bâtiment un musée des arts figuratifs. Ce projet devient réalité en juin 1976. Mais ce ne sera que deux ans plus tard que le musée ouvre officiellement ses portes.

Dès 1994, le musée des arts décoratifs annonce son intention de déménager au pavillon Jean-Noël Desmarais, nouvellement annexé au Musée des Beaux-Arts de Montréal. En mai 1997, le transfert est complété et la collection permanente du musée devient accessible au public. De 1997 à 1999, deux projets s’affrontent pour l’utilisation du Château : un premier pour transformer le château en centre d’interprétation de l’art brut et thérapeutique et le second pour une maison de la culture et un musée d’histoire sociale proposé par l’Atelier d’histoire Hochelaga-Maisonneuve. Les députés fédéral et provincial et plusieurs organismes communautaires vont exercer d’énormes pressions pour soutenir le second projet. Finalement, le conseil municipal de Montréal finira par le retenir.

Salle de billard, côté de Marius.

En avril 1999, la Société du Château Dufresne signe un bail avec la Ville de Montréal. Elle emménagera avec l’Atelier d’histoire et la Maison de la Culture Maisonneuve. Ces organismes créeront le musée du Château Dufresne. Le musée ouvre d’abord ses portes pour les saisons estivales puis présentera au cours des années suivantes d’importantes expositions comme « Guido Nincheri, artiste florentin en Amérique », « L’École d’antan (1860-1960) », « Hochelaga-Maisonneuve en trois temps ». En décembre 2013, la Société du Château Dufresne acquiert l’Atelier Nincheri, situé au 1832, boulevard Pie-IX. L’année suivante, le musée devient donc le musée Dufresne-Nincheri. À la suite d’une étude commandée par le comité exécutif de la Ville de Montréal, le musée redéfinit sa mission et modifie son nom pour Château Dufresne, musée et lieu historique patrimonial en décembre 2020.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse d’économie solidaire Desjardins.
Recherche et rédaction : Atelier d’histoire Mercier−Hochelaga-Maisonneuve.