Quelques amis photographiés devant Elmwood Grove en 1867 (Collection Musée McCord Stewart)

LA FASCINANTE ÉPOQUE DE LA VILLÉGIATURE À LONGUE-POINTE

La fin des années 1800 et le début des années 1900 sont marqués par l’industrialisation fulgurante de Montréal. L’urbanisation accélérée qui accompagne ce bouleversement économique et social modifie profondément l’espace montréalais. Les quartiers ouvriers bordant les imposantes manufactures se multiplient au rythme d’une hausse démographique sans précédent. En réaction, les Montréalais les mieux nantis voient désormais la ville comme dense, sale, bruyante et oppressante. La campagne, vue au contraire comme un espace au potentiel libérateur, bercée par la douceur de la nature, charme ces derniers. Fuir la ville et ses maux devient alors un élément central de la culture bourgeoise. Toutefois, il ne faut pas s’éloigner trop de la ville, où se font toujours les affaires. Au-delà des limites urbaines, l’archipel montréalais comprend encore plusieurs espaces ruraux qui s’imposent comme lieux de choix pour y ériger des villas, châteaux, cottages et lodges. On assiste alors à un phénomène historique riche en histoires et en somptueuses demeures, qui rythme le développement de la grande région montréalaise : la villégiature montréalaise du tournant du siècle.

Cette tendance historique s’observe dans tout l’espace périurbain. L’élite anglophone jouit du lac Saint-Louis, à Pointe-Claire, et des rapides de Mascouche, à Terrebonne Heights, pendant que les francophones s’installent souvent à Boucherville. La périphérie montréalaise, autrefois exclusivement rurale, fourmille désormais de ces nouvelles familles bourgeoises. La rue Notre-Dame Est, autour du village historique de Longue-Pointe, fait partie de ces lieux de villégiature hautement prisés. Plus qu’un simple exutoire d’une classe privilégiée en quête de plaisance et de loisirs, la villégiature est aussi une composante fondamentale du processus d’autodéfinition des élites montréalaises. C’est un moyen de projeter leur richesse, d’élever leur prestige, tout en se construisant un réseau social. Voici un survol des plus belles demeures trônant face au fleuve et des personnages les plus illustres qui formèrent cette communauté. D’Elmwood Grove à Limoilou, en passant par la grandiose Villa Rêverie et la coquette maison Gédéon-Leroux, c’est dans les environs de Longue-Pointe que se trouvaient certains des bâtiments les plus originaux aux histoires les plus savoureuses et appartenant aux personnages les plus colorés.

ELMWOOD GROVE

Elmwood Grove en 1881 (Fonds AHMHM)

Construite dans les années 1850 pour le compte de l’avocat Hugh Taylor, Elmwood Grove est surtout connue comme étant la propriété de Clara Symes. Cette dernière est la descendante de deux grandes familles bourgeoises : les Symes et les Cuvillier. Elle est en effet la fille de George Burns Symes, riche marchand de Québec, et de Mary Ann Cuvillier, elle-même fille de l’homme d’affaires et politicien montréalais Augustin Cuvillier, membre fondateur de la Banque de Montréal et ancien député du Parti canadien. Après les décès consécutifs de ses parents, en 1861 et 1863, Clara, toujours mineure, sa tante Luce Cuvillier, qui occupe déjà la rue Notre-Dame, dans sa demeure Review Cottage, obtient sa garde. Sous ses conseils, Clara acquiert en 1866 Elmwood Grove, villa voisine de celle de sa tante, tutrice et amie. Dès lors, la jeune héritière se montre très active au sein de la bourgeoisie canadienne. Elle fréquente les beaux salons, participe à des œuvres philanthropiques et côtoie les élites tant de Montréal que de Québec. Elmwood Grove est un lieu de rencontre, Clara Symes y organisant de fastes réceptions.

C’est dans le cadre de cette vie mondaine qu’elle rencontre en 1872 un jeune noble français, Hughes Charles Maret, marquis de Bassano. Leur mariage la même année lui confère alors le titre de marquise de Bassano. À partir de ce moment, elle passe le plus clair de son temps en Europe. Lors de ses nombreuses absences, elle loue sa maison à d’autres membres de l’élite bourgeoise montréalaise, qui perpétuent la tradition festive de la villa en y organisant toujours des fêtes et des réceptions. Elle vend la propriété en 1890.

Quelques amis photographiés devant Elmwood Grove en 1867 (Collection Musée McCord Stewart)

LIMOILOU ET REVIEW COTTAGE

Sur la photo ci-dessus, les férus d’histoire politique les plus attentifs reconnaissent peut-être George-Étienne Cartier. Lieutenant québécois de John A. Macdonald, Cartier est parfois nommé le « Pilier de la Confédération ». Il joue en effet un rôle crucial dans la constitution du Canada. Avocat de formation, il choisit en 1869 d’établir sa résidence secondaire à Longue-Pointe. Il nomme sa demeure Limoilou en clin d’œil au manoir de l’explorateur Jacques Cartier (avec qui il n’a, malgré qu’il partage le même nom de famille, aucun lien de parenté).

Il a pour voisine Luce Cuvillier, propriétaire du Review Cottage et tante de Clara Symes. Femme d’affaire indépendante et grande philanthrope, Luce Cuvillier est une figure fascinante. Réputée pour fumer le cigare, elle n’hésite pas à exprimer ses opinions politiques dans les salons qu’elle tient et fréquente. Ce voisinage avec George-Étienne Cartier n’est pas le fruit du hasard. En effet, ils entretenaient une liaison amoureuse depuis très longtemps, bien que Cartier était un homme marié. Séparé de sa femme depuis des années, Cartier vivait probablement avec Cuvillier, mais le couple gardait deux adresses différentes pour préserver les apparences. Certains historiens considèrent même Cuvillier comme l’égérie de l’homme politique, l’accompagnant dans les moments charnières de sa carrière. À son décès, en 1873, il fait l’éloge de Luce Cuvillier à même son testament.

JOHN HOPKINS ET COMPAGNIE

Maison de John Williams Hopkins, au bord du fleuve (La Presse, 12 avril 1913) (Image fournie par l’AHMHM)

En 1874, l’architecte John Williams Hopkins se fait bâtir une demeure à Longue-Pointe. Située alors au 8940, rue Notre-Dame, sa villa se trouverait aujourd’hui à l’emplacement du parc Clément-Jetté. Architecte de renom, l’homme est derrière plusieurs bâtiments emblématiques du Mille carré doré d’hier et d’aujourd’hui, notamment la maison Ravenscrag, la maison Iononeth et le bâtiment de la Art Association of Montreal, ancêtre du Musée des Beaux-Arts de Montréal.  

Hopkins est au cœur de centaines de projets architecturaux durant ses 47 années de carrière. Sa réputation le précède partout : une fois installé à Longue-Pointe, il participe à la conception de plusieurs demeures de la rue Notre-Dame, devenant, en quelque sorte, l’architecte de service pour les villégiateurs du coin. Il est à l’origine de la demeure Millefleurs pour le compte de l’honorable Joseph R. Thibodeau, homme d’affaires et sénateur. Un de ses associés, Robert Archer, commande aussi une demeure auprès d’Hopkins. En 1876, il signe les plans de la maison d’un certain Frederick Wheeler. En un sens, l’architecte ne bâtit pas que des manoirs, mais aussi un réseau pour les hommes d’affaires qui s’établissent tous à proximité les uns des autres. La carrière d’Hopkins sert ainsi de prisme, éclairant la villégiature en tant que phénomène de communauté central à la culture bourgeoise de l’époque.

MAISON GÉDÉON-LEROUX

Maison Gédéon-Leroux, toujours debout au 355, avenue Lebrun (Fonds AHMHM)

De toutes les maisons dont il est question dans cet article, une seule tient encore debout : c’est la maison Gédéon-Leroux, située au 355, avenue Lebrun. Sa pérennité n’est pas le seul élément qui la démarque. En effet, Gédéon Leroux, le premier propriétaire, est un personnage bien différent des autres mentionnés plus haut. Il n’est ni un riche héritier, ni un marchand très prospère, ni un politicien bien en vue. Il est issu d’une classe sociale plus humble, de la petite bourgeoisie montréalaise. Commerçant de chaussures rue Notre-Dame Ouest, il décide, le moment de la retraite venu, d’aller profiter de ses derniers jours loin des tracas de la ville. C’est dans ce contexte qu’il achète, en 1906, un lot fermier à Longue-Pointe. Il s’y fait alors bâtir une belle maison de campagne, qu’il occupe jusqu’à son décès, en 1927.

L’exemple de Gédéon Leroux et de sa demeure présente la villégiature autrement. Il s’agit aussi d’un symbole d’accession à un statut socioéconomique, un phénomène adjacent et complémentaire à celui précédemment évoqué. En effet, les Cuvillier, Symes et Hopkins font de leur manoir respectif un étendard, une confirmation de leur position de richesse, participant à la création de ce code culturel de l’élite montréalaise. Leur succès se mesure par la beauté de leur demeure et leur participation à la vie sociale avec les autres villégiateurs. Cette nouvelle culture attire ainsi les nouveaux riches, comme Leroux, qui souhaitent eux aussi participer à cette classe de notables et profiter d’un mode de vie proche de la nature. En ce sens, Gédéon Leroux y parvient, répondant ainsi à l’habitus de la classe sociale qu’il a rejoint.

VILLA RÊVERIE

La Villa Rêverie, vers 1902 (BANQ) (Image fournie par l’AHMHM)

En plein cœur de Mercier-Ouest, là où se trouve aujourd’hui le Terminal portuaire Norcan, trônait autrefois une demeure qui portait bien son nom, la Villa Rêverie. Non loin d’où on pouvait observer Elmwood Grove, Review Cottage et Limoilou, la Villa Rêverie s’ajoute, en 1891, à la chaîne de manoirs de la rue Notre-Dame. Arthur Caron, marchand ayant fait fortune à la Nouvelle-Orléans, décide de passer ses derniers jours dans la ville qui l’a vu naître et se fait bâtir cette luxueuse maison. En 1899, alors que la vieillesse et la maladie s’emparent de lui, il cède son domaine à sa sœur, Anne Caron. Cette dernière est mariée à Edmond Emond, secrétaire de la Commission des incendies de la Ville de Montréal. Étant désormais citoyens de Longue-Pointe, il peut s’y présenter aux élections et devient conseiller, de 1907 à 1910. La famille Caron se départit de la demeure en 1911, la vendant à Edmond Guy, un des cofondateurs du projet domiciliaire de Guybourg.

L’histoire de la Villa Rêverie illustre bien le destin de plusieurs de ces habitations. En effet, ces maisons qui autrefois étaient en périphérie de la ville perdent cet attrait au rythme de l’étalement urbain. Le phénomène de la villégiature reste un élément de la culture bourgeoise, mais se fait dorénavant plus loin des grands centres : les maisons cossues de la banlieue de Montréal ne sont plus autant en vogue que les chalets d’été au bord des lacs, dont l’accès est de surcroît facilité par l’augmentation du parc automobile et l’expansion du système routier. En plus de la perte d’intérêt pour ces milieux, les années 1930, marquées par la crise économique, minent les fortunes de certains, mettant en danger leurs résidences de luxe. Dans le cas de la Villa Rêverie, la succession d’Edmond Guy semble en effet vivre des problèmes financiers. En 1933, la maison, dont les taxes foncières sont impayées depuis des années, est saisie par la Ville. Elle est ensuite détruite en 1935.

CONCLUSION

Ce triste destin de la Villa Rêverie est partagé par d’autres. La maison de John Hopkins, elle aussi, connaît plusieurs propriétaires à partir des années 1920. Puis, dans les années 1940 et 1950, les terrains adjacents sont divisés et loués pour des maisons mobiles. La demeure est saisie par la Ville pour non-paiement de taxes et détruite en 1964. Elmwood Groves changera souvent de propriétaire une fois que la duchesse s’en départit, au point de tomber entre les mains d’une compagnie immobilière en 1913. À partir de 1922, on ne trouve plus aucune trace de la demeure, ce qui nous indique qu’elle a été démolie.  La libération des lots permet aussi l’expansion du Port de Montréal, dont les installations occupent aujourd’hui la majorité du littoral du quartier de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve. Difficile de s’imaginer, de nos jours, lorsqu’on parcourt la rue Notre-Dame, que c’était autrefois un espace à la fois naturel, paisible et prisé par les bourgeois.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins du Centre-est de MontréalRecherche et rédaction : Charles Dorval, historien, Atelier d’histoire Mercier−Hochelaga-Maisonneuve.