Manifestation à Saint-Léonard (Bibliothèque et Archives nationales du Québec).

LA CRISE LINGUISTIQUE DE SAINT-LÉONARD

Au mois de septembre 1969, Saint-Léonard sera la scène de tensions et d’affrontements sur une trame de fond linguistique. La communauté italienne, dont les racines sont profondes au Québec et particulièrement à Montréal, est alors au milieu d’un débat émotif, identitaire et politiquement chargé. Rappelons que la Révolution tranquille est une période où le Québec décide de moderniser l’état et de se définir comme une société de langue française. L’État québécois introduira ainsi différentes législations linguistiques qui seront jugées insuffisantes par certains, puis discriminatoires et injustes par d’autres.  La communauté italienne sera au milieu de ce tiraillement.

Pour ma part, j’ai des souvenirs inoubliables de cette époque où la loi 101 avait été introduite. Enfant, je fréquentais une école élémentaire francophone de Montréal-Nord. Pratiquement côte à côte, il y avait une autre école élémentaire anglophone fréquentée par beaucoup d’enfants italo-montréalais. Les enfants des deux écoles s’insultaient en répétant ce qu’ils entendaient à la maison : « Les Italiens ne veulent pas apprendre le français » ou « Les Québécois sont des racistes ». Aujourd’hui, je dois avouer qu’enfant ce sont mes concitoyens d’origines italiennes qui m’ont appris à courir rapidement!

Remontons le fil du temps pour avoir une vue d’ensemble sur ce sujet délicat.

On trouve des Italiens sur le territoire dès l’époque de la Nouvelle-France avec l’arrivée du Régiment Carignan-Salières en 1665. Ce régiment provenait de Carignano dans le Piémont maintenant territoire italien. Dès lors, on trouve des noms comme Bruchési et Del Vecchio. Au milieu du 19e siècle, on compte une cinquantaine d’Italiens. La plupart sont des hommes venus seuls qui vont marier des Canadiennes françaises et vont vivre dans des quartiers habités par des Canadiens français. Ces Italiens proviennent habituellement du nord. Parmi eux, il y avait de nombreux décorateurs d’églises dont des statuaires comme Tommaso et Alessandro Carli. Dans le Québec très pieux de cette époque, ils n’ont pas manqué d’ouvrage!

Crédit Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

En 1861, c’est l’unification de l’Italie, et l’une des répercussions de ce changement est la liberté que retrouve la main-d’œuvre de travailler à l’extérieur du pays. Le sud de l’Italie est un monde rural où l’espoir de mobilité sociale n’était alors plus possible. Plusieurs choisiront alors l’émigration, mais toujours avec l’espoir de revenir après avoir accumulé un capital ailleurs. Ceux que l’on nommait les « ritornato », ceux qui revenaient en Italie, ont contribué en quelque sorte à une importante hausse du prix des terres agricoles, et peu à peu, l’immigration permanente s’est imposée pour plusieurs. Certains choisissent l’Amérique où ils s’établiront en grand nombre, particulièrement aux États-Unis, en Argentine et au Canada.

Arrivée d’immigrants italiens dans le port de Montréal (carte postale du Centre d’histoire de Montréal).

Aussi, à mesure que les infrastructures ferroviaires et portuaires s’améliorent, plusieurs vont graduellement choisir de quitter leur patelin à leur tour pour l’Amérique, comme les juifs d’Europe Centrale et de l’Est, et les Italiens continuent d’affluer. Le premier « noyau » de quartier italien au Québec était alors près du port de Montréal où ils arrivaient, bien sûr, et où ils trouvaient des emplois au sein des compagnies de chemin de fer comme le Grand Tronc et le Canadien Pacifique. En 1905, on y crée une paroisse, Notre-Dame-du-Mont-Carmel. L’église du même nom se trouvait grosso modo à l’angle de Berri et René-Lévesque (autrefois Dorchester). Rapidement cette paroisse ne sera plus en mesure de répondre aux besoins de ses paroissiens devenus trop nombreux pour la capacité de son église et le manque de place pour leurs enfants dans son école paroissiale.

Première église Notre-Dame-du-Mont-Carmel en 1907.

La communauté italienne commence dès lors à lorgner vers le nord de Montréal. Elle commence notamment à fréquenter une desserte de l’église de la paroisse canadienne-française de Saint-Édouard à l’angle de Saint-Denis et Beaubien. Puis aussi l’église de la paroisse Saint-Jean-de-Croix à l’angle de Saint-Laurent et Saint-Zotique. Les Italiens délaissent peu à peu le secteur du port de Montréal qui est un milieu bruyant, insalubre et peu approprié pour fonder une famille. Ce mouvement vers le nord est la confirmation que l’immigrant italien ne planifie plus de retourner en Italie. Il s’installera pour faire racine en Amérique, au Québec, à Montréal.

En 1911, une autre étape confirme ce choix, soit la création de la paroisse Notre-Dame-de-la-Défense. La première phase de la naissance de la Petite-Italie prend alors forme, et on érige une église-école. Puis, c’est la construction en 1919 de l’actuelle église Notre-Dame-de-la-Défense qui deviendra l’épicentre d’un quartier italien. Des commerces de proximité s’établissent tout autour de cette église. C’est à partir de ce moment que la paroisse Notre-Dame-du-Mont-Carmel amorce son déclin. L’attrait de s’établir au nord était aussi lié à la possibilité des immigrants italiens d’acquérir des terrains assez grands pour faire leur propre potager.

La première église-école Notre-Dame-de-la-Défense qui était située à l’angle Henri-Julien et Dante (Archives Ville de Montréal).

Cette communauté italienne qui prenait racine envoyait plus de la moitié de ses enfants dans les écoles canadiennes-françaises catholiques dans les années 1930. Ces familles se sont donc établies dans des quartiers à majorité canadiens-français catholiques. Ce portrait changera considérablement quelques décennies plus tard.

Les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale seront celles du développement de banlieues et des quartiers comme Saint-Léonard, Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies, Saint-Michel, etc. Ceci se conjugue avec un phénomène qui s’observe chez les Italo-Montréalais vivant dans la Petite-Italie. La stratégie de l’immigrant est d’assurer ses assises dans son nouveau pays. L’achat d’une propriété et d’une maison sera l’aboutissement de cette stratégie. Ils commencent donc à quitter la Petite-Italie pour acquérir une propriété ailleurs. Les Italiens fréquenteront dorénavant la Petite-Italie surtout pour aller faire leurs courses ou pour des occasions comme une célébration religieuse à l’église Notre-Dame-de-la-Défense. Ou encore pour aller voir un match de soccer de l’Italie dans un café du secteur!

Vue aérienne de Saint-Léonard en 1958 (photo Bibliothèque de Saint-Léonard).

La construction du boulevard Métropolitain entre 1959 et 1961 sera aussi marquante pour le développement de l’ancien village rural qu’avait déjà été Saint-Léonard. Puis, un événement important se produit et qui attirera la communauté italienne, le déménagement de la paroisse Notre-Dame-du-Mont-Carmel à Saint-Léonard en 1965.

Les années qui suivent le deuxième conflit mondial voient les immigrants italiens s’intéresser et s’impliquer dans la politique montréalaise et québécoise. Ils ont des enfants qui vont grandir et vivre ici. Ils font racines, tel que spécifié plus haut. Le parcours scolaire de leurs enfants devient à ce moment plus important qu’auparavant. Autrefois, les études n’étaient guère valorisées, car il fallait travailler pour payer les coûts de la traversée, de l’achat d’une propriété et de la construction d’une maison. La démarche d’immigration était un projet familial. Peu étonnant quand on sait qu’ils venaient surtout du sud de l’Italie où la famille est une unité dont les membres participent à toutes les tâches : récoltes, vendanges, boucheries… Une fois installés dans leur nouvelle société d’accueil, le parcours scolaire de leurs enfants prendra une autre signification.

Pique-nique en 1938 (photo Conrad Poirier, Bibliothèque et Archives nationales du Québec).

Rappelons-nous que dans les années 1930, plus de la moitié des familles envoie leurs enfants dans les écoles francophones. Ce chiffre tombe à environ 10 % à la fin des années 1960… Les écoles francophones n’ont pas permis aux enfants d’immigrants italiens d’avoir accès à une « mobilité sociale ». Ils opteront donc majoritairement pour la langue de la réussite sociale et économique, soit l’anglais. Le tout se déroule dans un Québec qui affirme de plus en plus son identité française. Un débat houleux pointe à l’horizon!

Caricature du Journal Le Soleil le 6 septembre 1968 (Bibliothèque et Archives nationales du Québec).

À Saint-Léonard en 1968, ce sujet est à l’honneur lors des élections scolaires. Deux groupes s’opposent. Le M.I.S. (Mouvement pour l’intégration scolaire) en faveur de l’enseignement en langue française, et le Saint-Léonard English Catholic Association of Parents en faveur du libre choix de la langue d’enseignement. Le M.I.S. est dirigé par des personnes tel Victor Lavigne. Lavigne s’installe à Saint-Léonard en 1931 avec ses enfants. Il habitait le 5675, rue Jarry Est dans une belle demeure traditionnelle qui a malheureusement été la proie des flammes en 2017. Cette maison a servi de quartier général au M.I.S. Victor Lavigne était alors un fervent nationaliste et un défenseur de la langue française. Une école porte d’ailleurs son nom dans le secteur, soit l’école Victor-Lavigne. Tandis que le Saint-Léonard English Catholic Association of Parents est mené par l’entrepreneur Mario Barone, la communauté anglophone et les médias tels que le Montreal Star et The Gazette leur donnent leur soutien.  Le M.I.S. remporte toutefois les élections et la commission scolaire décidera finalement de mettre un terme aux écoles bilingues qui étaient, en fait, un milieu anglophone dans les couloirs, les classes et la cour d’école.

Le 5675, rue Jarry Est, où résidait le militant Victor Lavigne (photo : Stéphane Tessier).

Le 3 septembre 1969, lors d’une assemblée publique de la commission scolaire, les deux camps s’affrontent et en viennent aux coups. Des chaises et des tables sont lancées. L’assemblée ressemblait à une scène de bagarre de saloon d’un western spaghetti! Près d’une centaine de policiers sont dépêchés sur les lieux. Mais les choses n’en restent pas ainsi. Le 10 septembre, le M.I.S. organise une manifestation. Ils sont près de 2 500 à marcher dans Saint-Léonard. Les esprits s’échauffent : vandalisme, émeute, échauffourées, bagarres, pierres lancées, cocktails Molotov et gaz lacrymogènes… Les policiers sont appelés sur les lieux tout comme l’escouade anti-émeute de la Sûreté du Québec! Le bilan est sinistre : 100 blessés, 51 arrestations, 118 vitrines brisées, 10 incendies… Le maire de Saint-Léonard, Léo Ouellet, proclame la loi de l’émeute à l’intersection de Lacordaire et Jean-Talon : « Sa Majesté la Reine enjoint et commande à tous ceux qui sont ici réunis de se disperser immédiatement. Dieu sauve la Reine. »

Affrontement entre parents à la commission scolaire de Saint-Léonard (Archives nationales du Canada, Montreal Star Collection).

En octobre 1969, le gouvernement de l’Union Nationale promulgue la loi 63 qui laisse le libre choix de la langue d’enseignement. Les nationalistes la dénoncent avec virulence. Puis en 1974, le gouvernement libéral adopte la loi 22 qui fait du français la langue officielle du Québec. La loi 101 est introduite par le gouvernement du Parti Québécois en 1977 où l’unilinguisme sera de mise pour les enfants d’immigrants, le réseau protestant ouvrira des classes francophones et le réseau catholique deviendra ainsi beaucoup plus multiethnique. Souvenons-nous que les commissions scolaires étaient confessionnelles et non linguistiques à l’époque. Il y avait le réseau catholique fréquenté très largement par les Canadiens français, puis le réseau protestant fréquenté majoritairement par les anglophones et les allophones. C’est en 1998 que les commissions scolaires ne seront plus confessionnelles, mais linguistiques.

On peut dire aujourd’hui que la genèse de ce problème relève de la pauvreté du réseau scolaire francophone de l’époque et surtout du rejet des « étrangers » dans ce réseau. Les leaders de la communauté italienne exigeaient que la loi s’applique à tous les québécois et non seulement aux minorités. On reconnaît que le Québec est une société de langue française, mais on ne comprenait pas les privilèges accordés à la communauté anglophone de pouvoir poursuivre leur scolarité en anglais. La communauté italienne trouvait ceci injuste et se sentait traitée comme des citoyens de seconde classe. Cette réflexion provenait de gens qui avaient pris la décision d’immigrer au Canada pour des raisons socio-économiques. L’immigrant craint généralement les changements drastiques et la Révolution Tranquille, l’affirmation nationale de la société québécoise, l’étaient alors à leurs yeux.

La loi 101 a plus de quarante ans maintenant et ses enfants d’origines diverses sont en grande majorité capables de converser en français. Le français est aujourd’hui un socle et une langue commune de communication de tous les Québécois. Le défi de préserver la langue française est quotidien. En 2021, ce défi n’est plus porté par des Canadiens français, mais par des gens de diverses origines.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins du Centre-est de Montréal. Recherche et rédaction : Stéphane Tessier.