Photos du reportage : EMM

L’HISTOIRE FASCINANTE DU CADRE BÂTI DE SAINT-LÉONARD

Le style architectural résidentiel qui s’est développé à Saint-Léonard après la Seconde guerre mondiale est particulier à plusieurs points de vue, voire même très innovant à l’époque. En y regardant de plus près, certains aspects ont carrément révolutionné la façon de concevoir le cadre urbain, laissant derrière d’importantes lacunes d’un ancien système de construction et de lotissement qui sera de plus en plus délaissé. Que l’on aime ou non l’environnement typique des quartiers léonardois des décennies 50, 60 et 70, il demeure un jalon important de l’histoire du cadre urbain montréalais qui mérite aujourd’hui d’être protégé, selon plusieurs spécialistes de l’architecture et du patrimoine.

Si on fait abstraction de la Coopérative d’habitation de Montréal, qui se réalise à Saint-Léonard entre 1956 et 1962 et qui deviendra le plus important projet coopératif de maisons unifamiliales au Québec (voir notre texte sur ce sujet), le territoire léonardois sera plutôt façonné à cette époque par des entrepreneurs de la communauté italienne. Ce sont ces derniers qui incorporeront certaines signatures architecturales typiquement méditerranéennes, dans un environnement montréalais parfois mal adapté à ces nouvelles « tendances ». Des signatures architecturales que l’on remarque abondamment aujourd’hui à Saint-Léonard, Anjou, Montréal-Nord, Mercier, et autres secteurs, mais qui témoignent déjà d’une autre époque.

Luc Noppen, professeur émérite au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, nous a accordé une entrevue très intéressante à ce sujet le mois dernier, dont nous vous présentons aujourd’hui les principaux extraits.

EST MÉDIA Montréal : Qu’est-ce qui définit le cadre urbain résidentiel typique de Saint-Léonard, celui de l’après-guerre?

Luc Noppen : La première chose importante, c’est que ce territoire adopte un nouveau type de lotissement. Alors que dans les quartiers centraux montréalais, à l’est du boulevard Saint-Laurent, on compte une grande enfilade de plex anciens datant entre 1875 et 1930, tous mitoyens et en majorité de façade est ou ouest, des bâtiments plus longs que larges, à Saint-Léonard et ses environs l’aménagement sera tout autre.

Luc Noppen - UQAM

Luc Noppen. (Photo courtoisie UQAM).

Le lotissement traditionnel se traduit par des bandes de terre de 300 m par 2,1 km, qui vont du nord au sud. On trace essentiellement deux rues nord-sud avec leurs ruelles. Les maisons sont placées là-dessus, façade est ou ouest. Avec l’inconvénient majeur qu’elles sont très mal éclairées par le soleil et très mal ventilées, puisqu’en plus d’être généralement des blocs mitoyens, donc sans fenêtre sur les côtés, les habitations sont faites sur la longueur avec une façade moyenne de 25 pieds, par 75 ou 100 pieds maximum. Dans les nouveaux quartiers, on essaie de régler les problèmes de ce lotissement rectiligne en découpant des terres pour faire le plus de rues transversales qui vont cette fois plutôt d’est en ouest. Donc, les maisons qui seront construites dessus seront nord-sud, et naturellement mieux ventilées. Ensuite, on va créer des lotissements plus larges et moins profonds, et les terrains pour bâtir seront de 50 pieds par 75 pieds. Ainsi, la façade va être plus large, et la maison moins profonde. On se limitera à des bâtiments mitoyens 2 x 2, ce qui donnera beaucoup plus de luminosité aux maisons, qui auront trois côtés pour accueillir des fenêtres.

On construira des bâtiments de deux étages, au lieu de trois, mais avec un sous-sol vraiment habitable, beaucoup mieux fini et lumineux qu’avec les anciens plex. Finalement, ces constructions seront érigées à 15 pieds de la rue, prévoyant des espaces de stationnement à même le terrain privé afin de dégager les rues de véhicules de plus en plus nombreux, surtout en hiver alors que le déneigement cause problème. Tout cela va apporter des changements importants aux normes architecturales, d’autant plus que les constructeurs d’origine italienne, pour la plupart, prendront les rênes dans ce secteur avec une signature culturelle assez évidente sous certains aspects.

EMM : On comprend bien que l’aménagement du territoire diffère beaucoup des « anciens quartiers montréalais », mais quelles sont les fameuses signatures architecturales qui définissent ces nouveaux types de plex?

LN : Par exemple, on va voir apparaître les fameuses entrées en descente pour faire un garage au sous-sol. Ça c’est tout nouveau. Et c’est très européen comme façon de faire parce que là-bas il n’y a pas beaucoup de stationnements sur rue. Évidemment, on va se rendre compte rapidement qu’avec nos hivers, ce n’est pas nécessairement une bonne chose… Les abris Tempo vont alors se multiplier. Dans la ville de Québec, ça n’existe pas ce phénomène.

L’occupation du sous-sol va aussi changer considérablement, on va occuper l’espace de manière plus intéressante, plus fonctionnelle. Les Italiens sont des adeptes de la cuisine familiale au sous-sol, et ils vont importer la tradition avec ces bâtiments. La grande cuisine dans le sous-sol, qui donne sur le jardin, où tout le monde se rassemble, on va retrouver ça à Saint-Léonard. Ce qui fait que la cuisine en haut sera moins utilisée, tout comme le grand salon et la salle à manger qui serviront plus pour recevoir, pour les grandes occasions.

Évidemment, ce qui est très caractéristique de ces constructions, et qui marque aussi l’apparence de ces quartiers, c’est le revêtement des maisons. Ce que l’on remarque à Montréal à l’époque, c’est que toutes les briques, rouges ou jaunes foncées, finissent par être plus ou moins noires avec le temps, c’est assez monotone à ce chapitre. Les Italiens, et aussi plusieurs hommes de métiers Portuguais, vont plutôt utiliser à Saint-Léonard de la brique moderne faite en industrie, qui n’est plus la brique ancienne faite par séchage et cuisson. Les Italiens vont opter pour des briques majoritairement blanches, parfois vernis. Aussi, on verra souvent des traitements très fantaisistes dans les agencements de couleurs et de motifs. Ce souci décoratif démontre alors avec éloquence le côté européen de la population de Saint-Léonard.

On peut aussi noter que ces nouvelles constructions adopteront le toit plat avec un drain au centre, contrairement aux anciens plex dont le toit est plutôt en pente. Les ouvertures de fenêtre vont être plus larges, plus hautes, il sera alors possible d’installer un canapé en dessous par exemple, ce sera des pièces beaucoup plus vastes et lumineuses que les anciens plex.

EMM : La division des appartements est certainement très différente. Qu’en est-il au juste?

LN : Le plex commun que l’on retrouve dans ce secteur, à cette époque, sera alors constitué de deux blocs mitoyens. Chacun des blocs offre un très grand appartement au rez-de-chaussée (5 ou 6 ½), et il y a un escalier intérieur pour accéder au 2e étage. Très souvent, ce 2e étage est composé de deux plus petits appartements de 3 ou 4 ½ pour les « duplex royal », parfois d’un seul logement en haut pour les plex de moindre dimension.

Quand on entre dans le rez-de-chaussée, qui appartient généralement au propriétaire, on remarque immédiatement le changement comparativement aux anciens plex. Il y a un vestibule. Très souvent, au bout on voit la cuisine, le salon, la salle à manger à gauche, et des chambres à droite, la plus grande devance les deux autres, ou simplement la deuxième. À travers cela, on installe la salle de bain, on commence à les munir de ventilateurs, car dans bien des cas, cette pièce n’a pas de fenêtre ou une toute petite ouverture. Finalement, le tout divise l’appartement un peu comme un bungalow, où d’un côté il y a les pièces de séjour et de l’autre les chambres.

EMM : Les ruelles dans ces « nouveaux quartiers » semblent pratiquement inexistantes. Est-ce aussi un aspect de ce nouveau type de lotissement?

LN : Tout à fait. Avec ces terrains plus larges et moins profonds, on ne fera plus de ruelles. Il faut savoir qu’avant les ruelles étaient conçues pour être des accès de service, de livraison. Mais comme on ne les déneige pas non plus déjà à l’époque du boom de Saint-Léonard, entre autres, elles ne sont plus essentielles et on abandonne l’idée au bénéfice de plus grandes cours, notamment, qui seront pour plusieurs Italiens utilisées comme potager. Par contre, l’accès à l’arrière de la maison est possible grâce à une bande de terrain sur le côté de chaque bloc.

EMM : Pourquoi est-ce que l’on voit pratiquement que des bâtiments de deux étages et non des trois étages comme dans les quartiers centraux?

LN : Si on avait autorisé trois étages, il aurait fallu que l’on fasse un puit d’escalier intérieur, avec des issues de secours derrière, et cela aurait grugé beaucoup d’espace d’habitation. Comme ces secteurs offraient de la place, du terrain, il n’y avait donc pas de problème à construire des deux étages. Il faut aussi se rappeler qu’à cette époque encore, l’idée très catholique canadienne française que les cages d’escalier communes sont propices à des rencontres « pas très catholiques », disons cela ainsi, jumelée à la promotion du concept d’une porte, une famille, ont par la bande approuvé quelque peu de facto ce style de bâtiment résidentiel.

EMM : On ne construit pratiquement plus de ce genre de plex à Montréal. Pourquoi?

LN : Cette structure de plex est restée longtemps, mais avec l’arrivée des condos dans les années 1970 et des maisons en rangée pour une classe un peu supérieure, la donne a changé. Plus la classe moyenne s’élève, plus les terrains deviennent cher, moins les gens ont envie d’habiter un plex, de gérer des locataires qui te marchent quand même sur la tête, c’est « du trouble » et aujourd’hui le duplex ou le triplex n’est plus un investissement aussi sûr que cela a déjà été. En fait, la construction de ce genre de plex à Montréal appartient définitivement au passé, alors que les blocs de condos qui poussent sont beaucoup plus denses et volumineux ou bien on voit des maisons de ville en rangée dans certains nouveaux développements.

EMM : Est-ce que ce type d’architecture a aujourd’hui une valeur patrimoniale que l’on devrait protéger?

LN : Bien sûr. Si on démolit ces quartiers pour en faire des secteurs de blocs à 12 étages, il n’y aura plus de vie de quartier comme Saint-Léonard a su créer la sienne, avec ses commerces de proximité, ses parcs, ses organismes. Il y a eu quelque chose de très riche avec les Européens qui ont migré ici, particulièrement chez les Italiens, qui ont amené entre autres leur culture culinaire avec des cafés, des boulangeries et des restaurants vraiment typiques et extraordinaires et aujourd’hui accessibles à tous. La signature architecturale typique de Saint-Léonard, il faut la protéger, elle fait partie de la dynamique propre au secteur, de son âme en quelque sorte!


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