Photo tirée du site Web du Théâtre Denise-Pelletier. Crédit : Frédéric Saïa.

DÉFICITS ET INQUIÉTUDE POUR LES ENTREPRISES CULTURELLES

L’année s’annonçait pourtant excellente pour la plupart des institutions culturelles de l’Est de Montréal, même exceptionnelle nous ont fait savoir quelques-unes d’entre elles cette semaine. Mais la crise du coronavirus a particulièrement frappé fort dans ce secteur d’activité, à un point tel que toutes les entreprises contactées par EST MÉDIA Montréal ont tenu le même discours : leur bilan annuel sera finalement déficitaire, peut-être trop pour se relever si la situation s’étire.

« Je suis personnellement convaincu que plusieurs entreprises, et bien sûr pas seulement dans le milieu culturel, vont mettre des années à effacer les pertes que nous subissons actuellement », affirme Rémi Brousseau, directeur général du Théâtre Denise-Pelletier, qui semble tout de même afficher un optimisme modéré au bout du fil.

Lorsque la règle de confinement a été officiellement imposée par les instances gouvernementales en mars dernier, la salle de 800 places s’apprêtait notamment à accueillir la pièce Les Sorcières de Salem, du 18 mars au 15 avril, le plus gros succès de billetterie de la saison. La période du printemps étant également celle, très lucrative, des événements privés pour le TDP (Gala Artis, spectacle de fin d’année de l’école de danse Louise Lapierre, etc.), on imagine facilement l’impact de la situation sur le livre comptable de l’institution.

« Ce qui est maintenant réglé, c’est que nous sommes en mesure d’identifier ce que nous devons payer ou assumer comme frais d’ici le 30 juin, date qui correspond à la fin de notre année financière. Nous avons calculé entre autres les frais reliés à la production des Sorcières de Salem et les pertes de location de salles, incluant Fred-Barry, et rayé à peu près tous nos revenus, ce qui occasionnera un déficit annuel assez important en bout de ligne. Je ne peux toutefois pas dévoiler de chiffres publiquement car le bilan n’a pas encore été présenté au conseil d’administration », soutient M. Brousseau.

Quoique les détenteurs de billets pour les représentations annulées peuvent toujours faire un don au théâtre ou simplement ne pas réclamer de crédit ou de remboursement (ce que l’on appelle ces temps-ci le billet solidaire), l’administration du TDP ne compte pas insister auprès de sa clientèle pour diminuer les pertes dans les circonstances actuelles. « Dans nos prévisions, c’est un crédit ou un remboursement pour tout le monde. On ne refusera pas les dons, bien sûr, mais on ne sera définitivement pas en mode sollicitation, pour des raisons évidentes », de dire le directeur général.

L’établissement de la rue Sainte-Catherine est donc à jongler ces jours-ci avec sa prochaine programmation, et ses budgets afférents, dans un contexte de grande incertitude. On s’en doute, les scénarios évoluent au rythme des annonces, décisions et programmes des trois paliers de gouvernement. « C’est un casse-tête à 10 000 morceaux actuellement pour nous car on ne sait pas combien de temps va durer le confinement, combien de temps il faudra respecter la distanciation de deux mètres par exemple, ou encore si les gens vont acheter des billets rapidement après la crise, et en quelle quantité. Nous sommes dans l’inconnu à plusieurs niveaux, et c’est cela qui est extrêmement inquiétant pour bien des entreprises du milieu culturel. On avance dans un espèce de tunnel où tout est flexible », explique Rémi Brousseau, dans son style toujours coloré.

Sentiment partagé par le directeur général de la Salle Désilets (Cégep Marie-Victorin), François Moffatt. « C’est le néant total actuellement. De mon côté j’ai arrêté de compter, de planifier et de faire des scénarios depuis deux semaines. Ça change tellement vite que c’est impossible dans les circonstances de conclure quoi que ce soit, à moins qu’on parle de l’automne ou plus tard. Et à l’instar de toutes les salles de diffusion culturelle, notre calendrier étant déterminé au moins un an d’avance, c’est même difficile de simplement reporter un spectacle, quoique nous nous en tirons quand même bien de ce côté dans les circonstances, grâce à une bonne collaboration des producteurs de spectacles et gérants d’artistes », exprime-t-il.

Photo tirée de la page Facebook de la Salle Désilets.

Tout comme le TDP, l’annulation d’événements privés vient aussi faire mal à la Salle Désilets située à Rivière-des-Prairies, un amphithéâtre de quelque 700 sièges. « C’est LA saison actuellement pour les spectacles d’écoles de musique, de danse, de théâtre, pour les bals de finissants, etc. Il n’y avait pratiquement pas une journée qui était libre d’ici l’été, et toutes ces annulations sont des pertes sèches. Cette année s’annonçait comme la meilleure pour nous depuis cinq ans, et maintenant ce sera définitivement la pire, on va perdre de l’argent c’est sûr », affirme M. Moffatt.

Toujours selon le directeur général de la Salle Désilets, les répercussions de la crise du Covid-19 se feront particulièrement sentir dans les programmations culturelles du réseau québécois dans plus ou moins un an. « Au fur et à mesure que les programmations annuelles vont s’annoncer, je suis persuadé qu’on va voir beaucoup moins de spectacles à risque à l’horaire et beaucoup de valeurs sûres car l’industrie va devoir se renflouer. C’est dommage à dire, mais je crois qu’on va voir beaucoup, beaucoup d’humoristes, et peu de spectacles de danse contemporaine, si je peux m’exprimer ainsi », affirme-t-il.

De l’aide pour les entreprises culturelles?

Si l’ensemble de l’industrie culturelle bénéficie actuellement, au même titre que les autres entreprises, des programmes d’aide économique spécifiques liés au Covid-19, on entend de plus en plus en coulisses que la relance des activités culturelles devrait être stimulée par des programmes qui seront élaborés spécifiquement pour ce secteur d’activité. « C’est ce qui semble se tramer effectivement, mais il est encore trop tôt pour imaginer comment tout cela finira par s’exprimer. Ça va prendre un peu de recul pour analyser les besoins réels du milieu culturel et surtout beaucoup de créativité pour remettre la machine en branle rapidement et efficacement », exprime Rémi Brousseau.

Ce dernier tient à souligner, dans le même ordre d’idées, l’intervention rapide des différents Conseils des arts (Canada-Québec-Montréal), principaux bailleurs de fonds de nombreuses institutions culturelles, qui a permis notamment au TDP de garder la tête hors de l’eau en début de crise du coronavirus. « Ils ont devancé le versement des subventions et adapté certaines modalités qui ont fait en sorte de maintenir notre flux de trésorerie à un bon niveau, nous permettant de respecter toutes nos obligations malgré la perte de revenus et de respirer un peu mieux. L’aide gouvernementale, via ses instances culturelles, s’est manifestée quand même rapidement depuis le début de la crise, et je suis persuadé que d’autres solutions seront proposées bientôt. Je ne suis pas inquiet pour la mise en place de programmes pour aider la relance des activités culturelles, mais j’ai plutôt des interrogations quant à la durée de la distanciation sociale et à l’engouement du public face aux événements culturels dans un avenir rapproché », affirme M. Brousseau.

Librairie Paulines : les temps sont durs

Toute la chaîne du livre semble être fortement éprouvée depuis le confinement et la fermeture des librairies physiques, qui ont pignon sur rue. Il y a une dizaine de jours, le président de Renaud-Bray, véritable locomotive de l’industrie du livre au Québec, disait que la situation risquait d’être dramatique, voire fatale pour la grande bannière. Qu’en est-il alors des libraires de quartier comme Paulines, situé sur la rue Masson dans le quartier Rosemont?

« Je ne vous cacherai pas que c’est très difficile, et comme beaucoup le savent, la situation financière des librairies est déjà fragile en général au Québec depuis plusieurs années. Il ne faudrait pas que la crise dure au-delà de deux ou trois mois, sinon je crois que ce serait malheureusement la clef dans la porte pour plusieurs libraires », affirme Pierre Ménard, responsable des événements et de l’animation à la Librairie Paulines, qui compte une vingtaine d’employés. L’établissement, bien ancrée dans la communauté rosepatrienne depuis des décennies, est notamment reconnue pour son calendrier bien garni de conférences et de rencontres littéraires, événements qui ont été annulés dès le 12 mars pour une période évidemment indéterminée.

Photo tirée du site Web de la Promenade Masson.

Malgré une augmentation spectaculaire des ventes en ligne de la librairie de Rosemont depuis le 23 mars dernier, de l’ordre de près de 500 %, le volume reste minime comparativement au chiffre d’affaires en magasin et la marge de profit est mince explique M. Ménard : « Une vente en ligne demande beaucoup plus de manutention, de logistique, donc plus de temps de nos employés pour un coût identique en magasin. Ajoutez à cela que, pour faire face à la compétition, nous assumons les frais d’expédition pour toute commande de 40 $ et plus, la vente en ligne est loin de compenser la perte que nous subissons actuellement en boutique. Nous avons toutes nos dépenses courantes à payer, des employés supplémentaires pour la vente en ligne, mais les revenus ne sont pas là. Donc ce sont des pertes. Pour l’instant nous assumons, mais on espère tous que cela se terminera bientôt. » Pierre Ménard se questionne également sur le fonctionnement d’un commerce comme la librairie Paulines si la règle de distanciation sociale (le fameux deux mètres) est imposée sur une longue période, malgré la réouverture des magasins. « Dans une librairie comme ici, nous sommes plus dans le service-conseil. Nous échangeons, discutons beaucoup avec les clients qui ont des questions. Je me demande à quel point cette dynamique va être possible, mais bon, chacun s’adaptera par la force des choses. C’est quelque peu cocasse de se l’imaginer du moins », dit-il avec une touche d’humour.

Plusieurs autres entreprises culturelles de l’Est de Montréal font actuellement face à d’importantes diminutions de revenus, conséquences du Covid-19. Soulignons entre autres La Tohu, dans Saint-Michel, qui a annoncé notamment l’annulation du Festival Montréal Complètement Cirque et ses activités régulières jusqu’au moins au début de l’été; le Cinéma Beaubien, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un reportage intéressant ces derniers jours par l’équipe du Journal de Montréal, la multinationale Solotech, dont le siège social est dans Hochelaga-Maisonneuve, les différentes Maisons de la culture, les cinémas des chaînes Famous Players et Guzzo, ainsi qu’une foule de petits lieux de diffusion culturelle. Une pensée également pour tous les nombreux employés et travailleurs autonomes qui évoluent dans le milieu culturel, ou qui gravitent autour, et qui se retrouvent au chômage forcé.