Fabrication de sous-marins en 1917 à la Canadian Vickers (photo AHMHM).

CANADIAN VICKERS : PIONNIÈRE DE L’ÈRE INDUSTRIELLE DANS L’EST

Fondée en 1911, la Canadian Vickers a connu ses heures de gloire durant les deux guerres mondiales. Au plus fort de ses activités, dans les années 1940 et 1950, elle emploie plus de 2 000 travailleurs et occupe un terrain de 52 acres avec plusieurs édifices et hangars. Elle domine le paysage portuaire d’Hochelaga-Maisonneuve. Sa riche histoire est intimement associée à la genèse de l’industrie navale et aéronautique du Canada. Pourtant, en temps de paix, l’entreprise fait continuellement face à des obstacles pour rentabiliser sa part de marché. Après huit décennies d’existence, elle cesse ses opérations le 31 décembre 1989.

Tout au long du XIXe siècle, la Grande-Bretagne assure sa suprématie sur le monde grâce à sa puissance navale. Au tournant du XXe siècle, alors que l’Europe est plongée dans une course à l’armement, l’hégémonie de la Royal Navy est menacée par l’expansion rapide de la marine allemande. Pour faire face à ce danger, Londres organise à l’été 1909 une conférence spéciale sur la défense de l’Empire. À cette occasion, elle demande à ses dominions, plus précisément le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, de se doter de marines militaires pour la soutenir. Le 12 janvier 1910, le gouvernement libéral de Wilfrid Laurier répond à cette requête en présentant à la Chambre des Communes le projet de Loi du Service naval. À la suite de débats tendus, la loi est finalement ratifiée le 4 mai 1910. Cette dernière autorise la création du ministère du Service naval, une force navale permanente et la création d’un collège naval pour former des officiers professionnels canadiens. Le Service naval du Canada, renommé en 1911 « Marine royale du Canada », est créé.

À la même époque, plusieurs entreprises manufacturières anglaises cherchent à établir des filiales en dehors des îles britanniques. Influencée par cette tendance et fortement encouragée par la tenue d’un débat sur la Loi canadienne sur les subventions aux cales sèches, la Vickers Sons & Maxim, une grande entreprise britannique de construction industrielle et navale, se tourne vers le Dominion du Canada. En 1910, cette loi est entérinée. Afin de favoriser l’implantation de chantiers navals au pays, elle prévoit une aide financière pour une entreprise prête à construire un quai flottant dans les eaux canadiennes. Le quai doit être d’une taille suffisante pour recevoir les navires capables de remonter le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Montréal y compris les puissants dreadnoughts de la Royal Navy. De plus, la Vickers obtient le contrat du gouvernement canadien pour la fabrication du brise-glace Earl Grey qui doit assurer un service continu entre le continent et l’Île-du-Prince-Édouard.

Tous les pions sont en place pour que la Vickers crée une filiale canadienne, la Canadian Vickers. La compagnie fait alors le choix de s’établir à Montréal, cœur économique du Canada, et plus particulièrement dans la ville de Maisonneuve, le long de la rue Notre-Dame près de Viau. Au moins trois raisons motivent ce choix. Premièrement, le port de Montréal accepte de louer l’emplacement pour cinquante ans avec la possibilité de renouveler le bail. Deuxièmement, la Ville de Maisonneuve, fidèle à sa stratégie de développement, consent à l’entreprise des exemptions de taxes pour 20 ans. Enfin, le terrain répond parfaitement aux besoins immédiats et futurs de l’entreprise.

Début 1912, la construction du chantier naval s’amorce. Des bons de commande pour les machines et des fournitures d’installations sont envoyés et les premiers bâtiments commencent à apparaitre sur le site de Maisonneuve. Pendant ce temps, à Barrow-in-Furness en Angleterre, les travaux pour la construction de la cale sèche flottante, appelée Duke of Connaught, vont bon train. Complétée au printemps 1912, elle mesure 600 par 135 pieds (182 par 41 mètres). Elle fait le voyage vers le Canada à l’automne. Tirée par deux remorqueurs néerlandais, son périple transatlantique n’est pas de tout repos. Alors que le convoi s’approche des côtes canadiennes, il est frappé par une terrible tempête. Incapable de résister à la tension, les câbles de remorquage cèdent. Le quai dérive et, sans moyen de propulsion, il se rapproche dangereusement des côtes rocheuses de la Nouvelle-Écosse. Heureusement, un changement favorable dans la direction du vent repousse le quai en mer. Il arrive finalement à Montréal avec plusieurs jours de retard.

Arrivée de la cale sèche en 1912 (photo fournie par l’AHMHM).

Une fois le chantier opérationnel, le gouvernement canadien accorde son premier grand contrat à la Canadian Vickers. Il s’agit d’un brise-glace de 275 pieds (83 mètres), le John D. Hazen, pour servir dans les eaux de l’arctique canadien. Ce projet sert plusieurs objectifs. D’abord, développer une expertise canadienne dans la construction navale. Ensuite, mettre de l’avant la pertinence de l’investissement de l’État canadien dans cette industrie de pointe. Finalement, pour la Vickers, c’est une occasion en or de tester ses installations et de faire ses preuves auprès du gouvernement canadien. Le bateau sort de l’usine en 1916 pour être vendu quasi immédiatement à la Russie. La Première Guerre mondiale permet, logiquement, à la Vickers de s’établir comme une entreprise de premier plan. Elle profite en effet de nombreux contrats militaires. À la fin du conflit, le bilan du chantier naval montréalais est impressionnant : 214 chasseurs de sous-marins, 24 sous-marins, 17 chalutiers armés, 26 navires d’approvisionnements, un brise-glace, 9 cargos et ½ millions obus et projectiles sont produits et envoyés au front. Forte de son expérience acquise durant la guerre, la Vickers décroche plusieurs contrats auprès des gouvernements canadien, français et norvégien. L’après-guerre marque aussi le début de la diversification des activités de l’entreprise.

En 1923, la Vickers se lance dans la construction d’avions et d’hydravions. Son premier contrat consiste à livrer huit avions Viking à l’armée de l’air canadienne. Elle développe ensuite ses propres modèles comme la Vedette et le Vancouver qui sont vendus en grande partie à l’armée canadienne. La même année, la Vickers achète les droits de fabrication et de vente de la Phoenix Bridge and Iron Works. Cette décision s’avère judicieuse. D’une part, elle permet à la compagnie d’obtenir de gros contrats : silo à grain no. 3 du port de Montréal, mat d’amarrage pour le dirigeable R-100 à l’aéroport de Saint-Hubert, nouveaux ponts, structures métalliques au Jardin botanique. D’autre part, le développement d’un secteur sidérurgique assure un financement durable à la Vickers durant la crise économique des années 1930. Malgré ces gros contrats, la Vickers fonctionne au ralenti et cela se traduit par une diminution importante du nombre d’employés permanents.

Vue aérienne de la Canadian Vickers (photo AHMHM).

Hydravion fabriqué à la Canadian Vickers en 1926 (photo : AHMHM).

La Deuxième Guerre mondiale donne un nouveau souffle à l’entreprise comme ce fut le cas en 1914. La Vickers loue même des locaux à l’aéroport de Saint-Hubert pour augmenter sa production aéronautique. En 1942, la compagnie est mandatée par le gouvernement canadien pour gérer une nouvelle usine à Saint-Laurent dans le nord-ouest de Montréal. Rapidement débordée par ses activités navales, la Vickers est contrainte de céder le mandat à un groupe d’investisseurs à l’origine de Canadair, fondée en 1944. À la fin de la guerre, les résultats de la Vickers sont encore plus impressionnants que lors du premier conflit mondial. La division navale de l’entreprise a construit 8 corvettes, 6 balayeurs de mine, 10 cargos, 26 frégates et 12 péniches de débarquement sans compter les nombreux navires marchands qu’elle transforme en navire de guerre ou navire-hôpital. Pour la division aéronautique, pas moins de 400 avions ont été produits.

Employés de la Canadian Vickers en 1944 (photo : AHMHM).

Les années d’après guerres sont fastes. La Vickers profite du contexte d’effervescence économique en Amérique du Nord pour diversifier davantage ses activités. Ainsi, au cours des années 1950, le rendement de l’entreprise atteint un point culminant. L’éventail de produits de la division industrielle n’a jamais été aussi varié : wagons de chemin de fer, concasseurs à minerai, fours rotatifs, équipement de raffineries et d’usines de produits chimiques, chaudières, évaporateurs, échangeurs de chaleur. La compagnie continue de fabriquer des navires pour des clients canadiens, mais aussi internationaux. Cette période lucrative annonce, paradoxalement, le début de la fin pour l’entreprise. Dans les années 1960, la Vickers continue d’élargir sa gamme de produits industriels et se lance avec succès dans la fabrication d’équipements nucléaires, dont des pièces pour des sous-marins américains. Elle produit également les premiers wagons du métro de Montréal. Pourtant, la concurrence internationale et la montée du transport routier annonce le déclin irréversible de l’industrie navale montréalaise. En 1969, la Vickers met fin à ses activités de construction navale au profit de la réparation.

En 1981, la Canadian Vickers est vendue à la société Versatile Corporation, basée à Vancouver. À peine cinq plus tard, cette entreprise est sur le bord de la faillite. Elle doit sa survie à l’intervention conjointe des gouvernements canadien et québécois. Finalement, en 1987, ce qui reste de la Vickers passe aux mains du Groupe MIL (Marine Industries Limited) détenue à 65% par la Société générale de financement du gouvernement du Québec et à 35% par le groupe français Alstom. Le Groupe MIL restructure les activités de la Vickers en 1988. La compagnie abandonne la réparation navale où elle subit continuellement des pertes, plus de 25 millions en cinq ans. Dès lors, la Vickers n’est active qu’à titre de sous-traitant pour la fabrication de composantes de sous-marins et de matériel militaire. Malheureusement, les perspectives demeurent incertaines. Son client le plus important, qui compte pour 75% de son chiffre d’affaires, rapatrie la sous-traitance et donne un coup de grâce à la viabilité de la Vickers. Épuisée par un déficit accumulé de 40 millions, la situation est devenue insoutenable. Le 7 juillet 1989, le Groupe MIL annonce la fermeture définitive de l’entreprise pour la fin de l’année.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse populaire Desjardins d’Hochelaga-Maisonneuve.
Recherche et rédaction : Atelier d’histoire Mercier−Hochelaga-Maisonneuve.