Geneviève Gallant et Camille Martin, céramistes et locataires d’un atelier au 3333, Crémazie Est (photo : EMM).

LES ATELIERS 3333 : LE COUP DE MAÎTRE DE TROIS PARTENAIRES AMOUREUX DES ARTS… ET DES ARTISTES

Le chiffre 3 est omniprésent dans l’aventure du plus grand atelier d’artistes à Montréal, qui pendra officiellement la crémaillère dans quelques semaines, après une vingtaine de mois de rénovations qui ont complètement remis à neuf l’espace intérieur de quelque 100 000 pi2. Un chantier majeur qui donne une nouvelle vocation au 3333 Crémazie Est, en plein cœur du quartier Saint-Michel. Un coin qui ne paye pas de mine, il faut le reconnaître, mais qui devrait se « revitaliser » tranquillement, à l’instar des autres zones urbaines abritant d’anciens bâtiments semi-industriels érigés après la seconde guerre.

Pour les artistes professionnels en art visuel et métiers d’art, le projet du « 3333 » est presqu’une bénédiction. On ne croyait tellement plus en un lieu pareil à Montréal que les trois initiateurs du projet, le peintre de renommée internationale Marc Séguin, la Société de développement Angus et HUOTCO Immobilier sont apparus de nulle part pour faire office de Sainte-Trinité. C’est une blague bien sûr, mais il y a du vrai dans tout ça, parce que cette histoire en est véritablement une d’amour de trois partenaires envers les arts et les artistes. Ils ont réuni leurs forces respectives, qui se complémentent bien, pour enfin créer un important complexe d’ateliers d’artistes aménagés spécialement pour eux, abordables, et surtout à l’abri de la spéculation et d’un changement de vocation.

Car l’histoire se répète malheureusement et inévitablement avec les ateliers d’artistes en milieu urbain : « C’est bien connu, les artistes s’installent dans les quartiers où c’est moins cher, comme les immigrants quand ils arrivent, car le nerf de la guerre, c’est le coût des loyers. Quand le quartier devient plus convoité, les buildings prennent de la valeur et là on ne veut plus d’ateliers d’artistes, on transforme en condos, et la roue continue pour les artistes qui doivent se trouver un nouvel endroit. C’est pareil dans toutes les grandes villes, j’ai vécu la même situation avec mes trois ateliers à New York », affirme Marc Séguin (tiens, encore le chiffre 3).

Stéphane Ricci, vice-président développement à la SDA, et le peintre Marc Séguin dans son nouvel atelier du quartier Saint-Michel (photo : EMM)

S’il y a un artiste qui savait à quel point le besoin était grand pour un projet d’une telle envergure, c’est bien Marc Séguin. C’est lui qui a réussi à convaincre la Société de développement Angus et le constructeur HUOTCO Immobilier que le projet était viable, que les artistes seraient au rendez-vous pour louer les 100 000 pi2. Il faut dire qu’il n’en était pas à son premier BBQ dans le domaine. C’est lui qui était derrière le 305 Bellechasse en 1998 (avec son ami Sylvain Bouthillette), un édifice de près de 60 000 pi2, qu’il a rénové de ses propres mains avec son beau-père pour le convertir en ateliers d’artistes. Ils n’étaient toutefois pas propriétaires des lieux et lorsque le bâtiment s’est vendu quelques années plus tard, l’immeuble a été converti en complexe d’habitation.

« Quand le 305 Bellechasse s’est vendu, j’étais à New York, donc un peu loin de l’action, mais j’étais au courant des efforts des artistes pour sauver leurs ateliers. Ils ont vraiment essayé de dénoncer ce qui se passait, encore une fois. En discutant avec plusieurs d’entre eux, en faisant aussi de nouveaux contacts, ça m’a amené de fil en aiguille à regarder pour un autre projet à Montréal, car je voulais aussi réinstaller un atelier ici. J’avais fait une offre d’achat pour un bâtiment de 20 000 pi2 dans Rosemont, mais finalement il y avait de gros problèmes de contamination et ça n’a pas fonctionné. La personne que j’avais engagée pour dénicher un local m’a alors indiqué que le 3333 était probablement disponible, mais évidemment, compte tenu de l’ampleur de l’édifice, c’est évident que je ne pouvais pas acheter ça tout seul. Après plusieurs démarches et rencontres, sans entrer dans les détails parce que c’est relativement complexe, on a finalement ficelé un deal avec la SDA et HUOTCO Immobilier », explique Marc Séguin.

Photo courtoisie de la SDA – crédit Caroline Perron

Donner au suivant

L’achat du bâtiment, qui était dans un état de vétusté avancé, ne s’est pas fait dans un esprit de rentabilité pour les trois partenaires. L’objectif était clair dès le départ : faire du projet un nouveau modèle de prise en charge collective, viable financièrement, pérenne dans le temps, et s’assurer que le bloc ne changera jamais de vocation et restera un lieu abritant des ateliers d’artistes géré par et pour cette communauté.

Ainsi, Marc Séguin, la SDA et HUOTCO Immobilier ont prêté les sommes nécessaires à l’achat du bâtiment, et fait le montage financier et le plan de rénovation pour aller chercher des subventions permettant d’aller de l’avant avec le projet exemplaire tel qu’on le connaît aujourd’hui. Les subventions sont considérables : 25 M $ de Québec, et 5 M $ de la Ville de Montréal sous forme d’allégements fiscaux. Mais sans l’expertise et la notoriété des trois partenaires, qui ont permis de mettre la main sur ces subventions, le projet n’aurait jamais vu le jour, du moins dans sa forme actuelle. « Le projet se serait fait, mais les rénovations seraient vraiment moins importantes, on serait loin du résultat actuel », soutient Marc Séguin.

Une fois les travaux terminés, les 82 portes louées (100 % des ateliers ont déjà trouvé preneurs), l’hypothèque baissera donc graduellement, alors que les investisseurs récupéreront leur mise de fonds avec un mince intérêt. « À un certain point de valorisation, le bâtiment sera converti légalement en fiducie d’utilité sociale, et alors sa vocation sera inaliénable à perpétuité. D’ailleurs, c’est déjà un OBNL qui gère le building au nom des artistes, et celui-ci est dirigé par une petite équipe de spécialistes en gestion immobilière. Cet OBNL en restera le gestionnaire », explique Stéphane Ricci, vice-président développement à la SDA.

Complet… et magnifique

Dès l’annonce du projet il y a pratiquement deux ans, les artistes ont répondu à l’appel massivement. Au point que les ateliers se sont loués dès leur disponibilité graduelle, suivant l’avancement des travaux. On compte donc au total environ 150 artistes sur bail pour environ 75 ateliers (les locaux peuvent être partagés entre plusieurs artistes). La grandeur moyenne des ateliers est approximativement de 1 000 pi2. Rénovés en grande partie à neuf, ces espaces ont la particularité d’offrir, sans exception, une fenestration vraiment abondante (toutes les portes et fenêtres ont été changées pour un coût dépassant le million de dollars). De plus, sur chaque étage on retrouve un coin repas et détente collectif aménagé pour les artistes, un plus qui est très apprécié des locataires qui en profitent pour échanger au quotidien avec leurs voisins.

Presque tout a été refait dans le bâtiment, incluant les sanitaires, les entrées communes, etc. Seule l’enveloppe extérieure est d’origine, et autres plus petits détails. « Il y a quelque chose de particulier de voir ce bâtiment à l’extérieur, qui est plutôt ordinaire pour être poli, et d’y entrer. C’est un choc, on ne s’attend pas à ça, tout est rénové, tout est cool, tout est beau. Les clients m’en parlent chaque fois qu’ils entrent ici », exprime le peintre Marc-Alain Félix, qui occupe les lieux depuis quelques mois déjà.

Le peintre Marc-Alain Félix dans son atelier du 3333 Crémazie Est (photo : EMM)

Si les ateliers sont effectivement impeccables (nous avons eu la chance de visiter les lieux le mois dernier et d’échanger avec quelques artistes) le meilleur resterait à venir en termes d’animation de ce nouveau milieu de vie pour les occupants. Un organisme ayant cette mission vient d’être créé afin que les artistes s’approprient les espaces communs et les transforment à leur image, en tout respect mutuel bien sûr et avec l’accord de leur collectivité. Cet organisme aura aussi pour mandat d’organiser différentes activités comme des portes ouvertes pour le public, des événements pour mousser les ventes des artistes, animer les réseaux sociaux du 3333, etc.

Un besoin réel pour les artistes

Lors de notre visite, nous avons rencontré six artistes professionnels évoluant au 3333. Tous ont été catégoriques sur le fait que le projet venait répondre à un criant besoin des créateurs montréalais qui peinent à trouver des ateliers répondant à leurs besoins, à prix raisonnable, adapté pour eux, et ce dans un quartier central. Surtout, sans avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête alors que l’inquiétude d’un changement de vocation de bâtiment est constamment présente pour les artistes louant dans d’anciens édifices industriels.

« Ici on a l’impression qu’on a un lieu qui nous appartient, qui a été conçu pour nous. C’est abordable. Les aires communes permettent des rencontres avec les autres artistes, on ne se sent pas isolé », avance Véronique Buist, artiste textile. Cath Laporte, artiste visuelle multidisciplinaire et colocataire de l’atelier avec Véronique, ajoute qu’après avoir occupé plusieurs ateliers d’artistes à Montréal, « juste de pouvoir parler à quelqu’un le jour même, quand on en a besoin, ça change tout. On sait que le bâtiment est bien géré et qu’on s’occupe de l’entretenir adéquatement. C’est loin d’être le cas généralement pour les ateliers d’artistes. »

Marc Séguin, Cath Laporte, Stéphane Ricci et Véronique Buist (photo : EMM)

C’est un peu le même son de cloche du côté de la parfumeure Isabelle Michaud, une des nombreuses ex-locataires de l’édifice Cadbury (coin Masson et d’Iberville) qui a déménagé ses pénates au 3333, comme nous avons pu le constater lors de nos entretiens. « Ici je peux me poser, prendre racine. Ça avait tué ma créativité être là-bas et maintenant on dirait que je reprends vie en même temps que l’édifice se rénove, on dirait. C’est évident que les partenaires sont de bonnes intentions dans ce projet et il y a vraiment une belle énergie ici », déclare la propriétaire de la marque Monsillage.

La parfumeure Isabelle Michaud (photo : EMM)

Pour Geneviève Gallant, céramiste qui occupait jusqu’à récemment un atelier au Complexe Canal Lachine depuis 10 ans, c’est une grosse augmentation de loyer qui l’a amené à s’installer dans Saint-Michel. « J’avoue que je suis plus à l’aise ici, parce qu’à mon ancienne adresse, où il y avait beaucoup de bureaux, il fallait que je me fasse discrète. Ici il y a l’espace nécessaire, je peux partager le loyer avec deux autres céramistes, et la pression financière est moins forte. Ça me permet d’explorer plus ma créativité au lieu de produire pour assurer essentiellement le coût du loyer. »

Ainsi, Marc Séguin, la SDA et HUOTCO Immobilier ont gagné leur pari haut la main avec le projet du 3333 Crémazie Est, et en quelque sorte réinventé la roue en créant un nouveau modèle d’ateliers d’artistes qui répond enfin à une problématique de longue date. Le tout avec un coup de pouce des instances publiques certes, mais tout de même il s’agit d’une initiative avant tout citoyenne qu’il faut saluer.

Maintenant, on regarde déjà paraît-il pour un 2e projet, probablement d’envergure plus modeste spécifie Marc Séguin, mais le marché immobilier moins propice qu’il y a 3-4 ans et l’explosion des coûts de construction freinent un peu les ardeurs pour le moment. « On garde l’œil ouvert. Si l’occasion se présente on prendra le temps de regarder ça sérieusement car ce ne sont pas les besoins qui manquent pour loger les artistes », termine le peintre de grand talent, assis à sa table dans son magnifique, vaste, et nouvel atelier de Saint-Michel… Scoop : son aventure new yorkaise tire à sa fin nous a-t-il confirmé. On le verra donc plus souvent à Montréal, du moins jusqu’à nouvel ordre.


Le dossier spécial « L’est culturel 2023 » a été rendu possible grâce à la contribution financière des partenaires suivants :