Le Rivoli vers 1974 (photo collection ShRPP).

100 ANS DE CINÉMA DANS ROSEMONT–LA PETITE-PATRIE

L’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie a jadis compté plusieurs cinémas. Mis à part le cinéma Beaubien, que reste-t-il de ces belles salles qui animaient nos quartiers? En se promenant sur certaines artères, on peut toujours admirer la façade de quelques-uns des bâtiments majestueux qui les abritaient. Certains ont même gardé une vocation de salle de spectacle. En suivant les traces de ces salles et en racontant leur histoire, nous allons vous faire découvrir une belle façon de regarder Rosemont–La Petite-Patrie. C’est une longue histoire de plus d’un siècle que nous allons parcourir.

L’explosion du cinéma

L’essor de nouveaux quartiers dans l’île de Montréal au début du XXe siècle a coïncidé avec la formidable explosion du cinéma. À Montréal, la première salle vraiment consacrée aux « vues animées » est le Ouimetoscope, inauguré 1er janvier 1906 au coin des rues Sainte-Catherine et Montcalm. Ernest Ouimet, importateur de films, projectionniste reconnu et bon mécanicien de « machines à vues », ouvre son premier cinéma, aménagé à partir d’un cabaret. La salle offre 500 places et un petit écran. Devant le succès du Ouimetoscope, de nouvelles salles de projection voient le jour dans différents quartiers de Montréal. On peut mentionner trois de ces salles qui ont été ouvertes dans Rosemont–La Petite-Patrie : le Boulevard-O-Scope (1911-1927, 300 places) ainsi que le North Star Moving Pictures (1914-1921, 260 places) sur la rue Saint-Hubert, et l’Opérascope, (1917-1924, 300 places) sur la rue Masson.

Le Boulevard-O-Scope de la rue Saint-Hubert, un peu au sud de la rue Bélanger, pourrait avoir laissé quelques traces, puisque la vieille façade d’un bâtiment actuel, maintenant dévoilée depuis la disparition de l’ancienne marquise, semble correspondre à celle de ce cinéma. Le North Star Moving Pictures, situé au sud de la rue Saint-Zotique, n’apparaît avoir laissé aucune trace. Quant à l’Opérascope, premier cinéma installé sur la rue Masson, il a laissé davantage sa marque. Il est devenu l’Alhambra en 1924 et l’établissement a fermé ses portes en 1928, mais il est toujours possible d’admirer son plafond d’origine joliment ouvragé au 3022 de la rue Masson dans la boutique actuelle de L’Heureux Bouddha, de même que sa façade dont la corniche décorative évoque un rideau de scène.

Affiche publicitaire du cinéma découverte lors de l’incendie (1984) de l’immeuble voisin de l’Opérascope. On remarque la corniche décorative de la devanture, évoquant un rideau de scène (photo collection ShRPP).

Des scopes aux palaces

Mais vers 1915, les « scopes » commencent à céder la place à des établissements plus luxueux et plus vastes : les « palaces ». Super palaces de 2 000 places au centre-ville et palaces de quartier de 1 000 à 2 000 places en périphérie. Pour attirer le spectateur, on construit de grands édifices, où le décor a presque autant d’importance que le film. Les salles de spectacles prennent l’allure de châteaux où on veut donner au spectateur l’impression de fréquenter un lieu digne de la présence royale. Et cela, pour un prix modique.

C’est dans cette frénésie et avec un certain délire architectural que s’implantent ainsi plusieurs salles majestueuses dans Rosemont−La Petite-Patrie : le Théâtre Plaza en 1922 sur la rue Saint-Hubert, le cinéma Rivoli en 1926 sur la rue Saint-Denis, le Théâtre Rosemont en 1927 sur la rue Masson, et le cinéma Le Château en 1931 également sur la rue Saint-Denis.

Le Plaza (1922)

Le Théâtre Plaza, inauguré en 1922 sur la rue Saint-Hubert angle Beaubien, conserve encore plusieurs de ses caractéristiques, d’autant plus qu’il n’est maintenant plus masqué par l’ancienne marquise de la rue Saint-Hubert. Sa façade aurait certes besoin d’être restaurée, mais cela signifie aussi qu’elle n’a guère changé! Au niveau des étages du moins. On y distingue encore l’effigie de la United Theatre, son premier propriétaire.

Le Plaza, peu avant son ouverture en février 1922 (photo : BAnQ et La Presse).

La salle est quant à elle toujours utilisée pour des spectacles, bien qu’elle ait été transformée. Elle comportait au départ 1 000 places et est réduite maintenant à 300 places assises, mais conserve son style d’origine. Le Théâtre Plaza a présenté des films en anglais jusqu’en 1940 et il a été une des salles de cinéma les plus luxueuses et les plus prospères de la métropole. À la fin des années 1950, sa capacité fut cependant réduite de moitié et il accueillit une salle de quilles au rez-de-chaussée. Il fut fermé à la fin des années 1970 pour abriter des magasins. Le Plaza ouvrira à nouveau en 2003 comme salle de spectacle multidisciplinaire après d’importantes rénovations.

Le haut de l’édifice (photo : ShRPP).

Le Plaza constitue un des premiers modèles de palaces de quartier à Montréal, modèles qui cherchaient à se donner une architecture extérieure propre aux cinémas, avec une façade verticale et régulière. Il est possible qu’il ait été construit selon les plans de l’architecte d’origine écossaise D.J. Crighton, à qui l’on doit plusieurs autres cinémas à Montréal. Sa décoration intérieure a quant à elle l’élégance du style « Adam », c’est-à-dire un style néoclassique élégant, un dôme central et une décoration raffinée, et est signée Emmanuel Briffa, décorateur réputé qui a aussi conçu la décoration de plusieurs autres cinémas à Montréal. La richesse et l’exotisme de sa décoration intérieure témoignent avec beaucoup d’éloquence d’un phénomène qui a marqué la conception des salles de cinéma au tournant des années 1920.

Annonce pour l’ouverture du Théâtre Plaza. La Presse, 18 février 1922.

Le Rivoli (1926)

Le cinéma Rivoli a eu moins de chance que le Plaza. Après 56 ans de loyaux services, il est fermé en 1982 pour être transformé en magasin et loge aujourd’hui une pharmacie. Ne reste que le haut de sa façade pour nous rappeler sa fonction d’origine. Le cinéma comptait 1 600 sièges.

Le Rivoli vers 1974 (photo collection ShRPP).

Le Rivoli avait du panache. Avec l’élégance du style Adam, le bâtiment avait été également construit par D.J. Crighton et décoré par Emmanuel Briffa. Il pouvait être considéré comme un des plus beaux cinémas palaces de Montréal. Parmi les caractéristiques de cette salle figuraient son magnifique dôme intérieur, son système d’éclairage unique, son immense scène, son confort et le charme de sa décoration intérieure : panneaux cintrés représentant des soleils couchants, rosaces, fleurs de lys, cupidons, faunes, feuilles d’or et d’argent, fleurs artificielles, conifères et vignes grimpantes, etc. Son ancien dôme ouvragé serait-il visible encore sous les combles? On ne le sait pas.

Annonce de l’ouverture du Théâtre Rivoli. La Presse, 18 décembre 1926.

Le Rosemont (1927)

Si la façade de l’ancien Rivoli est toujours bien identifiable, il faut au contraire un bon sens de l’observation pour déceler celle de l’ancien Théâtre Rosemont, sur la rue Masson. Pratiquement à l’angle du boulevard Saint-Michel, on aperçoit un bâtiment de brique, qui a abrité il n’y a pas si longtemps le Géant du Dollar et qui abrite maintenant le magasin Renaissance. Difficile de croire qu’il s’agit en fait de l’ancien Théâtre Rosemont! Il en reste en effet peu de choses, sinon le caractère élancé des étages supérieurs de la façade de brique, dans un style vaguement Art déco. Il faut dire que le Rosemont n’avait pas la splendeur du Rivoli, ni à l’extérieur ni à l’intérieur. De béton armé, le bâtiment est construit selon les plans de l’architecte Émile Gobet. À l’instar d’autres cinémas de l’époque, la décoration intérieure était néanmoins colorée dans un style rococo regorgeant de dorures. Emmanuel Briffa signe aussi la décoration. Sur la devanture, une marquise y a scintillé pendant plusieurs années. Il comptait 1 300 places.

Le Théâtre Rosemont, en 1930 (photo : Bibliothèques et Archives du Canada).

Pour entrer au cinéma, il fallait avoir seize ans, en principe… se souvenait la chanteuse et comédienne Monique Leyrac : « Si on me posait la question, je montrais rapidement, comme par routine, la carte de ma sœur, et les garçons du Dauphin et du Rosemont peu exigeants (et sans doute mal payés) n’y voyaient que du feu. Et on se payait de ces programmes doubles! Avec Lana Turner, Tyrone Power, Gene Tierney, Victor Mature, Cesar Romero, Esther Williams, Don Ameche, Mickey Rooney, Judy Garland, Kathryn Grayson… De quoi faire le plein de rêves pour toute la semaine. »

La limite de seize ans aurait été imposée à la suite du tragique incendie du cinéma Laurier, sur la rue Sainte-Catherine Est, survenu en janvier 1927 et dans lequel périrent près de 80 enfants. Cela entraîna l’interdiction pendant une quarantaine d’années aux enfants de moins de 16 ans de fréquenter les salles de cinéma.

Le Rosemont en 1951 (photo collection ShRPP).

Les films sont présentés uniquement en anglais jusqu’en 1956, année où les premiers films traduits en français sont apparus. Vers la fin de son exploitation comme cinéma, on y présente aussi des spectacles de variétés : on peut y voir entre autres les Jérolas, Fernand Gignac, Pierre Lalonde. Touchée elle aussi par la concurrence de la télévision, l’apparition du magnétoscope et la diversification des loisirs, la salle changera quelques fois de vocation et de propriétaire puisqu’elle a abrité, entre autres, le théâtre des Folies Bergère, avant sa réouverture en 1966 sous le nom de cinéma Montcalm. Ensuite, le bâtiment devint tantôt un magasin à rayons, tantôt une pharmacie, un centre médical, etc.

Bertrand Déziel, employé du cinéma Rosemont en 1951 (photo collection ShRPP).

Le Château (1931)

Sur le plan architectural, le cinéma Le Château est sans doute celui qui a eu le plus de chance, parmi les palaces de Rosemont-La Petite-Patrie. Il a en effet été admirablement bien préservé. Ceci n’est sans doute pas étranger au fait qu’il s’agit d’un immeuble patrimonial cité par la ville depuis 1991 et classé par le gouvernement du Québec depuis 2002.

Le Château est un des rares exemples encore existants de cinémas de style Art déco, avec ses motifs géométriques, ses bas-reliefs, ses bandeaux stylisés, ses motifs floraux, précolombiens, égyptiens, ses vitraux, etc. La façade comporte des vitrines au rez-de-chaussée et un revêtement de brique rouille surmonté d’un bandeau de pierre et de trois grandes arches en pierre. Il possède encore une marquise. Construit en 1931, à proximité du Rivoli, l’édifice de 1 500 places a été conçu par l’architecte René Charbonneau, qui a également conçu le Théâtre Outremont (1928). Joseph Guardo, artiste et sculpteur à qui on doit notamment les bas-reliefs de l’oratoire Saint-Joseph et du Jardin botanique, a réalisé ceux du Château, et Emmanuel Briffa a signé la décoration.

Cinéma Château (source : ShRPP).

En 1974, une seconde salle a été créée à la suite du cloisonnement du balcon. Le Château sera acheté en 1989 par le Centre chrétien métropolitain, qui s’en sert comme lieu de culte tout en l’offrant en location comme salle de spectacle et de cinéma. Tout cela se fait en préservant avec soin la richesse du bâtiment. La salle de l’ancien balcon est utilisée maintenant comme salle d’entraînement pour des acrobates de cirque. Un immeuble qui vaut le détour, surtout si on peut y entrer!

Le Château aujourd’hui (photo collection ShRPP).

L’irréductible Beaubien

La grande dépression des années 1930 entraînera un long intermède dans la construction de salles, de sorte qu’après l’ouverture du Château il faudra attendre jusqu’en 1937 pour voir s’élever un nouveau cinéma dans Rosemont-La Petite-Patrie, soit le cinéma Beaubien. Le temps n’est plus à l’opulence. Fini les palaces. France-Film, le propriétaire du Beaubien, ne cherche pas à édifier une salle énorme, prétentieuse, un palace rococo. On veut plutôt une salle coquette, hospitalière, munie de tous les dispositifs de confort et de sécurité désirables. Le Théâtre Beaubien ne comptait à l’origine qu’une salle de 400 places. C’est alors l’un des rares cinémas de la métropole conçus en vue de la projection des films parlants.

Il a été repris en 1941 par la Canadian Odeon Theatre. En 1960, il bénéficiait de rénovations majeures, et était doté d’une petite salle supplémentaire, pour devenir le Dauphin en 1964. En proie à des difficultés financières, il redevient le Beaubien en 2001, lorsque repris en charge par un organisme sans but lucratif. Dès l’origine, il a présenté des films en français. Il est devenu emblématique du quartier, comme l’a été en d’autres temps, le cinéma Outremont pour la ville d’Outremont. Les habitants du quartier sont fiers d’avoir pu conserver ce cinéma.

Le cinéma Beaubien, en 1937 (photo BANQ, La Presse).

Comme les multiplex, le Beaubien offre maintenant différents programmes dans plusieurs salles. Mais ici, rien de grandiose : les salles sont petites, ce qui leur donne un aspect plus intime. Grâce à sa programmation originale, le Beaubien attire une clientèle du quartier même si sa renommée dépasse l’arrondissement. Les spectateurs viennent visionner des films de qualité francophones québécois et internationaux.

Le Beaubien est en définitive le seul représentant de l’âge d’or des cinémas de l’arrondissement qui ait poursuivi sa mission. Notons toutefois que mis à part le Beaubien et les palaces dont nous avons parlé, d’autres cinémas ont existé et d’autres émergent. Par exemple, en 1949, une salle de 500 places, La Scala, est inaugurée sur l’avenue Papineau, au coin de la rue Beaubien; elle deviendra le Cinéma X temporairement en 1982 pour rouvrir jusqu’en 1987 sous le nom de L’Autre cinéma.

On compte également en 1948 l’ouverture du cinéma Ritz, au coin des rues Bélanger et Chambord, qui deviendra le cinéma Lumière, fermé en 1983. Sur le boulevard Saint-Laurent, un peu au sud de la rue Beaubien, on trouvait aussi de 1946 à 1955 le Théâtre Royal, qui succédait au Model Palace (1912-1924) et au Broadway Theatre (1925-1945) pratiquement au même endroit. Et sans doute en oublie-t-on quelques-uns. C’est sans compter les initiatives récentes, comme la nouvelle salle de la Casa d’Italia lancée en septembre 2021, quoique géographiquement elle ne fait pas partie de l’arrondissement, mais c’est tout comme.

Quel avenir pour les salles de projection cinématographique?

Au tournant du XXIe siècle, l’accessibilité aux films s’est accrue et l’offre diversifiée. Le Web, les services tels Netflix, Super Écran, Disney, etc., la venue des écrans télé géants, déjà largement présents, ont pris une importance encore plus grande avec la pandémie. Dans une majorité de cas, les réalisateurs conçoivent encore leurs films pour la projection en salle, surtout s’ils adoptent le format 3D.

Alors, les salles de projection sont-elles appelées à disparaître? Ce n’est pas ce qu’en pense Mario Fortin, qui dirige le cinéma Beaubien : « Tout le monde a une cuisine à la maison, pourtant on sort toujours au restaurant. » Ce n’est pas non plus ce qu’en dit Denis Villeneuve qui dénonce vigoureusement la sortie simultanée de son film Dune, sur HBO Max et proclame : « Je vais défendre le cinéma en salle jusqu’à la fin ». Pour lui, rien ne vaut le partage d’émotions que procure une salle remplie de monde.

Souhaitons-nous la survie des salles de cinéma et plus encore le retour de salles de quartier pour vivre des expériences émouvantes en communion avec d’autres spectateurs.


Ce texte de la Série Desjardins Histoire et Patrimoine de l’est a été rendu possible grâce à la contribution financière de la Caisse Desjardins de Rosemont–La Petite-Patrie.
Recherche et rédaction : Louis Delagrave, membre de la Société d’histoire Rosemont-Petite-Patrie.
Les informations de cet article sont tirées notamment de la conférence que Pierre Pageau a donnée à la Société d’histoire et de son livre Les salles de cinéma au Québec, 1896-2008 publié aux Éditions GID en 2009, ainsi que du livre Rosemont–La Petite-Patrie, il y a longtemps que je t’aime, publié par la Société d’histoire en 2017.